La dernière partie de cette longue mais édifiante série de «
La lumière des justes » présente une Sophie vieillie qui obtient enfin la permission de rentrer en Russie « civilisée », dans la propriété familiale désormais gérée par son neveu. L'oeuvre est assez distincte au sens où elle se présente, au moins pour la première partie comme une sorte de roman policier non abouti : Sophie arrive en effet dans un contexte tendu qui succède à la mort suspecte du maître précédent, le père du nouveau barine. Cherchant à découvrir la vérité sur les circonstances de cette mort, Sophie se heurte à l'omerta généralisée parmi les paysans et à l'hostilité croissante de son neveu, qui voit d'un très mauvais oeil ses investigations. Envisageant de grands projets pour la réorganisation de l'exploitation afin de l'orienter vers un système de rentabilité proprement inhumain, il entend bien se débarrasser de cette libre-penseuse en jouant sur sa compassion envers les paysans. Et d'une certaine façon, il est dommage que l'enquête ne débouche pas, laissant simplement entrevoir la vérité sans la prouver absolument, et entérinant le renoncement d'une héroïne trop fatiguée pour lutter.
Le roman se poursuit et se termine en France, où Sophie redécouvre son pays transformé par les innovations techniques du Second Empire. C'est le moment d'une crise intérieure entre la Sophie française heureuse de retrouver le sol natal et son air de liberté formidable par rapport à celui qui oppresse la Russie, et la Sophie « russisée » qui a passé la plus grande partie de sa vie dans son autre patrie et en a adopté de façon indéracinable les traits et les usages. Dans le contexte historique de la guerre de Crimée, le statut de Sophie, évidemment suspecte dans ce Paris claironnant de patriotisme et de verve anti-russe, se révèle particulièrement difficile. Ses échanges houleux et cruellement allusifs face à des interlocuteurs arrogants dans les salons parisiens ne sont pas sans rappeler l'ambiance mondaine de dissimulation permanente, à la fois insolente et élégante, que l'on trouve chez
Marcel Proust. Les circonstances mettent ainsi Sophie face au choix existentiel de son identité, face à deux pôles d'attraction entre lesquels son coeur balance et va bien devoir finir par basculer.
Une belle conclusion à une série passionnante qui comporte des airs d'enquête malheureusement déçus dans les premiers temps, mais qui illustre en s'appuyant sur les circonstances historiques les troubles de la personnalité partagée entre deux terres.