« Elle l’a fait pour Jason et elle en fera bien davantage, elle le sait. Son frère démembré à ses pieds. C’est ainsi que commence le monde. » (p. 11)
La pierre froide, son inclinaison, Créon qui la surplombe de toute sa hauteur, inatteignable. Elle déchirerait chacune de ses côtes et l’obligerait à marcher le torse grand ouvert, afin que tous puissent voir que l’intérieur d’un roi est identique à celui de n’importe quel homme, elle l’obligerait à marcher jusqu’à ce qu’une couche de poussière s’accroche à ses organes, qu’il s’arrête simplement et ne puisse plus faire le moindre pas. Tant de manières de tuer un roi, et chacune doit être essayée.
Elle pleurera son frère et s'agenouillera parmi sa dépouille démembrée, mais elle jettera un nouveau morceau par-dessus bord quand le moment viendra. Elle ne se laissera pas dompter. S'il est naturel d'être esclave, alors elle sera contre nature.
Médée se lève, ses vertiges disparus, et elle gravit la colline dans cette forêt, extension de la sienne. Le même son du vent, en altitude et sans source. Le même poids des ombres. Sa propre silhouette obscure qui s’étend devant elle, plus longue que le navire, fixée à la terre, incapable de s’en libérer. C’est le plus grand mystère de tous, les liens qui unissent. Ce qui maintient les arbres enracinés, ce qui empêche les ombres de s’envoler. Hécate, déverrouille tout ceci, dit Médée. Montre-moi comment dénouer ce qui lie. Permets-moi de séparer les ombres du sol.
Médée sait qu’aucun rite n’est sacré. Aucun rite n’est sans âge. Ils sont tous inventés à leur propre époque.
Que devrait vouloir une mère ? Des fils heureux, un mari dans les faveurs du roi. Après tant d'années de labeur dans la pierre et le feu, un soulagement. Que tout leur soit offert, une vie facile. Elle devrait apprendre à s'incliner, à oublier les vœux de Jason, oublier tout ce qu'elle a sacrifié, et se montrer reconnaissante. (...) N'est-ce pas ce que devrait faire une mère ?
Mais comment peut-elle s'y résoudre ?
Un dieu est tout ce qui demeure inatteignable.
Acaste hésite. Il avait averti son père au sujet de Médée. Il l’aurait enfermée loin de la terre et de l’air et du feu et du sang et de la mer, tout ce qui pourrait lui permettre de se déplacer ou d’invoquer, et il doit se demander à présent où elle enverra son père s’il lui remet la tête.
Derrière eux, la silhouette des collines qui s’appesantissent, des collines qu’ils ne reverront jamais, chaque voyage l’éloignement constant de tout ce qui nous est familier, et c’est justement cela qui constitue la moitié du plaisir. La perspective de ce qui nous attend, mais aussi l’abandon de tout ce qui a été.
Tous les regards sont rivés sur eux, à leur passage. Avec chaque voyageur circule une nouvelle histoire.