Citations sur L'obscure clarté de l'air (76)
Les rois, inévitablement aveugles. Son père ignorant sa fille, persuadé que la menace ne pouvait venir que d’un fils. Ses filles à peine plus qu’un outil pour s’allier d’autres peuples à travers le mariage. Des émissaires non consentantes, leur volonté méprisée. Elle aurait bientôt été envoyée chez les Hittites ou chez les Egyptiens, ou n’importe qui d’autre, et oubliée, condamnée à ne jamais revenir chez elle.
Une centaine de voix à l’unisson, tout le monde se relève. La terreur dans les yeux de tous car tous ont besoin d’être dominés. Il est impossible de vivre sans roi. Personne ne veut connaître pareil instant, le monde désordonné. Ils préféreraient placer une chèvre sur le trône plutôt que de le voir vide.
Jason parvient à les faire rouler sur le flanc, l’omoplate de Médée écrasée. Elle est saisie de panique, la lutte ultime de n’importe quel animal ou insecte avant son annihilation, mais il se balance plus fort de l’autre côté et elle est soulevée, soulagée. Elle reste étendue sur lui, loin de la pierre chaude, plus écrasée ni brûlée, il s’est sacrifié. C’est cela qui la brise, qui la fait sangloter alors même qu’elle peine à respirer ou à bouger. Pas la cruauté, mais la bonté. Jason devenu réel.
Les histoires, oubliées, chacun dans sa contrée convaincu de l’inéluctabilité de sa propre vie, qu’il est né dans ces lieux et qu’il a toujours été destiné à ces lieux.
La voile, pas un dieu en elle-même mais la trace d’un dieu, une forme de temple plus réactive.
Elle deviendra n’importe quoi, aujourd’hui, une esclave, ou une putain, ou une amie du roi, avec des esclaves à son service. Elle sera tuée ou fouettée ou baignée et vêtue et honorée par un festin, selon le bon vouloir d’un seul homme qu’elle n’a jamais rencontré, et elle n’a aucune emprise sur le sort réservé à ses enfants.
La nuit se prolonge, Hécate l'a entendue. Médée n'est plus une jeune vierge, son sang mêlé à celui de son frère coule dans la mer. Elle comprend à présent que son père doit être brisé, chaque partie de lui brisée, que tout lui a été arraché, que la prophétie avait ce rôle, celui de ramener un roi à l'humilité. Médée, destructrice de rois. Elle bâtirait un monde sans eux.
Les cimes des arbres dressées comme des flammes dans le vent, un rugissement proche de celui du feu. Une flamme invisible, qui ne dévore rien, simple indice de ce qui brûle dans un autre monde.
Des corps dorés, puissamment musclés d’avoir ramé, des courbes ciselées, chaque dos épais parcouru par un ravin profond et encadré par deux hautes collines ourlées de crêtes, encore et encore. La ligne ronde des épaules et des torses larges. Des jambes qui ondulent, des muscles bombés. Certains sont étendus avec d’autres, tête-bêche, ils avalent, d’autres se montent, et ils tanguent tous. Certains sont humides d’eau salée, la plupart sont enduits d’huile, lisses et luisants. Une vision que Médée n’aurait jamais pu imaginer, qu’on ne lui aurait jamais permis de voir. Les plus belles formes à la lueur des flammes.
Aucune pensée n'est fiable, rien qu'un témoin de l'instant présent.