Je ferme les yeux. Je vois du noir, je vois du gris. Les couleurs sont ternes. J'ouvre les yeux. Je vois des ombres, au loin, dans un brouillard épais. Je devine les bottes, les uniformes, les militaires, les armes, les chars, les véhicules blindés. Je vois de la boue. Partout. C'est sale. Je ferme les yeux. Je sens les odeurs. Je me bouche le nez. Je ferme les yeux, plus fortement encore. J'entends la pluie. Et puis, plus rien. Silence. Ce n'est pas le silence qui adoucit, réconforte et apaise. Non. Ce silence-là est lourd, pesant, angoissant, menaçant. Il alerte, inquiète. Il affole, fait trembler, paniquer. Alors j'ouvre les yeux. Et je vois . Je vois le Kurdistan, la sale guerre que la Turquie y a menée. Sous le regard d'un chien qui témoigne et raconte, je vois tout ce que j'ai déjà lu et entendu. C'est glauque, affligeant, désolant car la terre est aride, sèche, pleine de cadavres et de sangs. Il n'y a pas de vie en elle, pas de couleurs, pas de fleurs, pas de bonheur. Seulement l'horreur de la terreur.
Ce roman est un coup de coeur absolu car il décrit un monde dévasté avec gravité et solennité. Il arrête le temps, le fige dans le passé. Les scènes défilent lentement. Et le lecteur, assis dans le box des témoins, enfermé dans le refuge des chiens, est obligé. Il ne peut plus se défiler. Il doit voir, regarder, observer, écouter ce qu'il s'est passé il y a maintenant plusieurs années. Son regard ne peut plus se dérober. le roman est, à cet effet, redoutable. En observant le monde sous l'oeil avisé d'un chien, le lecteur est comme pris au piège d'un temps, d'un statut. C'est réussit. Complètement. Absolument.
Kemal Varol raconte la guerre et ses misères avec une distance et un recul qui, au départ, interrogent. Je me suis demandée, en effet. Pourquoi, diantre, les auteurs kurdes, quand ils écrivent la guerre menée par la Turquie au Kurdistan, se réfugient derrière mille procédés pour ne pas raconter précisément les événements ? Pourquoi le conflit n'est-il jamais clairement évoqué?
Le grand public ne connaît pas forcément la raison d'être du conflit qui oppose les autorités turques aux Kurdes alors pourquoi la littérature, dans ses oeuvres, est-elle si timorée? Pourquoi cache-t-elle, se cache-t-elle et de qui plus précisément se cache-t-elle ? Dans son roman,
Kemal Varol imagine une ville qui n'existe pas (il faut imaginer une ville du Kurdistan), parle d'un conflit entre les gens de l'Ouest et l'Est (Turquie/Kurdistan), évoque un mouvement rebelle sans le nommer (PKK), écrit un drapeau tricolore sans jamais poser ses couleurs (rouge, jaune et vert) et se cache derrière un chien pour raconter une période d'horreurs et de terreurs. Pourquoi ? Pourquoi ne pose-t-il pas clairement les mots ? Pourquoi ne les confronte-t-il pas au monde ? Pourquoi les cache-t-il ? Pour éviter la censure ou, plus dangereux encore, pour échapper à la condamnation et la prison en Turquie? Sans doute. Pour se tenir à distance d'un conflit et ne pas être taxé de « militantisme » ? Peut-être. L'auteur a ses raisons et sans doute faut-il les interroger pour comprendre la spécificité de la littérature kurde en Turquie. Mais reste qu'en contournant la réalité, en esquivant les mots interdits en Turquie,
Kemal Varol emprunte, par choix ou contrainte, des voies cachées, des passages inattendus qui se révèlent, au final, plus sûres et efficaces, plus riches et intéressants pour nous lecteurs avides du monde sensible.