J'ai eu vingt ans ici, un mariage sous le tilleul, mes cheveux retenus en queue-de-cheval.
J'ai eu trente ans ici, et quatre fois le ventre gros. Trois bébés qui ont grandi, comme on court dans les hautes herbes. Et l'autre, celui qui n'a pas vécu, est enterré plus loin. Nous n'avons pas fleuri sa tombe
J'ai eu quarante ans ici, un monde à mener à la baguette, avec le sourire. Et puis des années de doutes, le rire de mon homme, sa calvitie et ses mains baladeuses.
J'ai eu cinquante ans ici, sans jamais craindre les lendemains.
J'ai eu soixante ans, la fête un jour d'orage, et soixante-dix ans, la marche plus lente, toujours main dans la main avec lui.
J'ai eu quatre-vingts ans ici, Henri avait disparu quelques mois avant et les enfants me disaient "tourne la page". Depuis, j'avance en manquant de tomber à chaque pas, puisque chaque pas m'éloigne encore de lui.
Je n'aurai plus rien ici, aucune fête, aucune chute, plus aucune nuit d'amour. Je n'ouvrirai plus les volets sur le matin frais. Je ne m'assiérai plus, un verre à la main pour contempler le soleil se coucher.
Je pars.
-Bon, les vieux, avant de rentrer, vous voulez faire quoi ?
- Euh...Je voudrais retomber en enfance, me cacher et crier que je suis là, quand tu passeras près de ma planque !
J'ai tout quitté.
Des fois, j'ai l'impression que je me suis quittée, moi-même. Tu comprends ?
- Tu sais, c'est comme si tu m'avais rattrapée dans ma chute.
- Tu tombais ?
- Je ne fais que ça depuis que je suis arrivée ici.
J'aimerais que tu sois encore là, Henri, que tu te perdes, juste pour que je te retrouve. Je ne me fâcherais pas. mes bras autour de tes épaules et je te dirais, "Viens."
Cinquante-huit ans avec toi, et puis ce vide après. On dirait que je sombre et que la chute est sans fin.
Ma peur c'est de perdre la mémoire, oublier tout, les prénoms, la vie d'avant. Ouais, ça, et sentir que nos corps nous échappent, chaque jour un peu plus.
Youssef, vous savez qu’on n’ira pas très loin. À peine le bout de la rue. On a juste besoin de faire semblant d’y croire. S’il vous plaît.
Si j’oublie ton prénom, tue-moi.
- Mais enfin Madame Lhermitte, qu'est-ce qui vous a pris? Vous savez bien que ce genre de regroupement est interdit dans le règlement, non?
-On cherchait juste à égayer un samedi bien triste pour nous tous. C'est tout.
- Et on embête personne.
- Mais vous vous croyez où? en colo? et du vin, en plus! avec les traitements que vous avez tous.
Après, pendant ta sieste, il fallait ranger, nettoyer.
Nettoyer la vie qui avait jailli de toi, tout l'après-midi. Si tu dormais chez nous le soir, tu me demandais : "Mamy, est-ce que j'ai peur, moi ?" Je disais : "Non, Tom, tu n'as pas peur." Et tu t'endormais, confiant.