De beaux volumes.
Mais il y a tout à refaire.
Je ne fais que ça depuis que je suis arrivée ici. Je tombe.
J'ai tout quitté. Des fois, j'ai l'impression que je me suis quittée moi-même. Tu comprends ?
J'aimerais que tu sois encore là, Henri, que tu te perdes, juste pour que je te retrouve. Je ne me fâcherais pas. Ta fugue serait pardonnée. J'enroulerais mes bras autour de tes épaules et je te dirais, « Viens » .
Cinquante huit ans avec toi, et puis ce vide après. On dirait que je sombre et que la chute est sans fin.
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J'ai eu 20 ans ici, un mariage sous le tilleul, mes cheveux retenus en queue de cheval.
J'ai eu 30 ans ici, et quatre fois le ventre gros. Trois bébés qui ont grandi, comme on court dans les hautes herbes. Et l'autre, celui qui n'a pas vécu, est enterré plus loin. Nous n'avons pas fleuri sa tombe.
J'ai eu 40 ans ici, un monde a mené à la baguette, avec le sourire. Et puis des années douces, le rire de mon homme, sa calvitie et ses mains baladeuses.
J'ai eu 50 ans ici, sans jamais craindre les lendemains.
J'ai eu 60 ans, la fête un jour d'orage, et 70 ans, la marche plus lente, toujours main dans la main avec lui.
J'ai eu 80 ans ici, Henri avait disparu quelques mois avant et les enfants me disaient« tourne la page » . Depuis, j'avance en manquant de tomber à chaque pas, puisque chaque pas m'éloigne encore de lui.
Je n'aurai plus rien ici, aucune fête, aucune chute, plus aucune nuit d'amour. Je n'ouvrirai plus les volets sur le matin frais. Je ne m'assiérai plus, un verre à la main pour contempler le soleil se coucher.
Je pars.
Page 12
J'aimerais que tu sois encore là, Henri, que tu te perdes, juste pour que je te retrouve. Je ne me fâcherai pas. Ta fugue serait pardonnée. J'enroulerais mes bras autour de tes épaules et je te dirais, "Viens".
Cinquante-huit ans avec toi, et puis ce vide après. On dirait que je sombre et que le chute est sans fin.
J'ai un peu peur, petit Tom. Peur de la suite, peur des mots qui vont s'effacer, comme mes souvenirs. J'oublierai ton prénom, peut-être. Si j'oublie ton prénom, tue- moi.
Tu vois, Martial, c’est tout ça qu’on voudrait. La fragilité de l’amour et des baisers. Peut-être tout revivre, entendre encore les voix aimées. On n’aura rien de tout ça et on le sait bien. Alors donne nous quelques heures de liberté, choisis le lieu, on se débrouillera pour le reste. De l’eau peut-être. Un ponton. Oui, voilà, on voudrait un ponton, de la vase pour enfoncer nos pieds, de l’herbe, et le soleil qui nous sèche. Tu as ça, Martial ? Tu as ça pour nous ?
Voilà. Ça arrive. Comme une bête sauvage qui attendait, tapie, et me saute à la gorge. Les mots fuguent. Et les souvenirs aussi. Vos voix à tous, je ne les entends plus. Je ne sais plus à quoi ressemblait la tienne, Henri. Hier, à l’atelier, j’avais à la fois trop de souvenirs et aucun. Une bouillie de mémoire, autant dire rien. Tout se brouille. C’est comme si je n’avais jamais été une petite fille, jamais été une mère, jamais connu Henri. Je n’ai pas de passé si je n’ai plus les mots pour le raconter. D’ailleurs, déjà, vos prénoms ont déserté et je les confonds tous.