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Critique de Erik35


ET POURTANT, ELLE EST REVENUE...

«Je veux que tu viennes pas»

La phrase sonne sec et définitif comme la ritournelle terrible d'une chanson réaliste d'une Fréhel ou d'une Berthe Sylva de ces années si lointaines. Pourtant, cette phrase sans appel, ce n'est pas pour faire musique que Jeanne se la remémore sans cesse, depuis ce jour terrible, l'un de ces jours froids et tristes de l'hiver 1917. Elle ne s'y fait pas, Jeanne. Elle l'a tant attendu, le retour de son Toussaint. Presque autant que la fin de cette guerre qui n'en finit pas d'en finir, depuis ces premiers jours de 14 où les généraux qui savent si bien ces choses-là l'ont assurée courte et rapide, la fameuse revanche. Blessé fin 1916 sur le front, Il est pourtant là, à quelques encablures de son logement de misère. Il est au Val de Grâce. Au «Vème Blessés» pour être précis : même les régiments de foutus pour le service ont un nom qui en jette, dans l'armée. C'est la guerre, faut bien voir les choses en grand.

«Je veux que tu viennes pas»

C'est pourtant ce que son homme lui a affirmée, sans réponse possible. Son Toussaint - le père d'un souvenir douloureux, Bella, que des poumons fragiles trahiront trop vite - papa de Léonie - Léo - par intermittence. Par parenthèse, plutôt. Celles que l'armée accorde, de loin en très loin, parce que le Fritz, lui, n'attend pas. Léonie ne sait guère à quoi ressemble son père, elle est trop jeune, l'a trop peu vu. L'armée, si :

«Caillet, Toussaint, classe 1907.
Cheveux : blond foncé. Yeux : bleus. Front : inclinaison verticale, hauteur moyenne, largeur moyenne. Nez : rectiligne, base relevée, hauteur moyenne, saillie moyenne, largeur moyenne. Visage : ovale. Taille : 1,79 mètre.
À renseignements physionomiques complémentaires, on avait noté, bouche : pleine. Menton : saillant.»

Un bel homme, ce Toussaint. Pas la beauté absolue sans doute, mais de celle qui plait tout de même à bien des femmes. Sauf que Léonie ne saura jamais la beauté de son père. Toussaint n'est plus que, est une de ces inmontrables "gueules cassées" et tout, de l'existence, en est désormais bouleversé. Déjà, à la dernière permission en Avril 1916, Jeanne avait ressenti comme la guerre l'avait abîmé, son homme. de l'intérieur. Mais elle se disait qu'une fois cette horreur tellement difficile à nommer, à qualifier, à se représenter, serait passée, il lui reviendrait, son homme. Mais là... Là ! Avec ce masque qu'il porte sans cesse, sa manière à lui de manger sans qu'on puisse rien voir de ce que sa bouche est devenue, avec ce mystère sombre qui l'environne. Avec ces mots QUI NE VIENNENT PLUS. le silence. le silence total dans lequel il s'est enfermé, son Toussaint.

«Je veux que tu viennes pas»

Une bonne partie du - disons le tout net : superbe et émouvant - roman d'Angélique Villeneuve tourne autour de cette phrase abrupte, sans concession et, malgré son apparence d'une brutalité terrible, d'une poésie à l'économie de moyen aussi troublante et efficace que l'ensemble de ce texte assez court mais percutant. À partir de cet instant où la vie de Jeanne bascule : parce que l'amour qu'elle éprouve inconditionnellement pour lui, parce que les marques modestes mais absolues de leur tendresse réciproque, parce que le respect constant de ces deux êtres l'un pour l'autre, parce que le regard que l'un peut offrir à l'autre semblent être remis en question par ces mots tellement évidents. Elle bascule dans des ailleurs inconnus, une géographie du couple qui la dépassent et qui l'effraient, et ce ne sont pas les malheurs que sa voisine et meilleure amie éprouve qui vont y changer grand chose, si ce n'est qu'elle est obligée, bien malgré elle et ses ressentis premiers, à relativiser la force universelle de ce qui l'afflige : après tout, contrairement à Sidonie qui a perdu, tout perdu, peu à peu, les uns après les autres, les sept hommes de sa vie - deux maris, cinq fils, même si seul le dernier, encore un gosse, est mort à la guerre -, elle l'a toujours, son homme à elle. Alors il va falloir tout reconstruire, tout reprendre d'une histoire qui débutait pourtant pas si mal, fors la relative pauvreté. Fors cette invitée surprise et fatale : la guerre. Sa cohorte d'horreurs.

À l'occasion d'un entretien avec la blogueuse Skriban*, Angélique Villeneuve explique «que, pour finir, Les Fleurs d'hiver n'est pas un roman historique, ni même un texte sur la guerre de 14. Il parle de la volonté qu'on peut avoir d'affronter le silence.» Sans aucun doute, le silence est-il une part essentielle de ce texte profond mais, par ses recherches (on songe à ces brefs chapitres intercalés au récits, résumant, avec une feinte froideur distante, certaines des pires évocations de cette machinerie à déshumaniser), par l'exactitude et l'immense empathie qu'elle éprouve pour et à travers sa Jeanne à l'endroit de ces femmes pauvres, en l'occurrence une ouvrière travaillant à la tâche et à domicile - elle confectionne des fleurs en tissu pour les belles dames de son temps. Des fleurs. Dans ce long hiver -, qui survécurent à ces années de folie et de faim ainsi qu'elles le purent ; pour cette sensibilité immense et cette capacité à éprouver la souffrance de ces femmes, de ces enfants, lorsque revint le père défiguré - et souvent rejeté de ses contemporains, comme des plaies que l'on cache -, Angélique Villeneuve fait oeuvre d'histoire, bien plus qu'elle ne l'affirme. Bien évidemment, il n'est pas question de la comparer ici aux oeuvres aussi terrifiantes que fabuleuses d'un Heinrich Maria Remarque, d'un Henri Barbusse et autres Roland Dorgelès, qui en furent les témoins directs et épouvantés. Nous ne sommes pas plus là Chez Sébastien Japrisot, Alice Ferney ni Marc Dugain, qui tentèrent, plus proche de nous, de comprendre cette "grande" guerre - Immense Boucherie -. Pour autant, avec une sensibilité incroyable, une capacité stylistique et émotionnelle impressionnantes, elle parvient à nous dire, à creuser l'intime de ceux qui vécurent cette monstruosité silencieuse - une fois à l'arrière - dans leur chair ou par leurs proches immédiats. Par ces qualités, l'autrice fait oeuvre de littérature historique au moins autant que ceux cités plus haut, quoi que par des voies détournées.

Mais c'est vrai, il ne s'agit pas ici que de CETTE guerre. Il s'agit, en définitive de toutes les guerres et de leurs cortèges de monstruosités et de monstres. Il s'agit aussi de toutes celles que les humbles, les mis de côté, les oubliés, les "sans grade" ont à mener, jour après jour, pour ne pas crever de faim, pour grandir dignement, pour être respectés et se respecter eux-mêmes. Pour vivre et même, souvent, seulement survivre. Pour aimer et pour s'aimer. En cela Les Fleurs d'hiver sont un magnifique roman d'Amour, sans concession, sans facilité, sans leçon trop évidente ni complaisance. de cette plume dense et légère à la fois, Angélique Villeneuve nous force à vivre, intimement, ce genre d'impossible. Et de nous demander si cet autre que nous aimons tant - avec la plus sincère des vérités - le serait encore après que le masque de sa peau fut à ce point brutalement déformé qu'on puisse en éprouver une certaine abjection...
Laissons encore un instant la parole à ces deux amants défaits - mais pas détruits -, et nous laisser envahir la pureté immédiate et vivifiante de cette langue, les ultimes mots, quand tout semble espoir à renaître :

«Jeanne offrira sa chair et toute la foi qu'elle a gardées, pour que cet homme sache revenir, elle, Jeanne, elle, sa chambre d'écho. Ils seront deux grands oiseaux d'eau aux gorges tressées.
Elle inventera. Il l'aidera. Ils sauront comment faire. Les sons, les mots viendront peut-être. Pour commencer, ils iront se dire par la peau.»

... Et de laisser le long soupir intérieur des dernières pages qu'on vit si fortes ne jamais tout à fait s'éteindre, une fois la dernière ligne lue, les mots, les craintes, les espoirs, le vécu, l'amour immense de Jeanne imprégnant tout à fait l'âme du lecteur. Plusieurs semaines après, ce soupir court encore...

* À retrouver ici : https://skriban.wordpress.com/2014/04/09/les-fleurs-dhiver-par-angelique-villeneuve/
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