"En passant par là, nous avons vu partout d'innombrables tas d'ossements et de crânes humains. [Kiev] était autrefois très riche et peuplé, mais il n'en reste presque rien. A peine deux cents maisons, dont les habitants vivent en dur esclavage."
(Giovanni Carpini, légat du pape Innocent IV, 1240)
La légende raconte que là où coule le fleuve Dniepr s'étendait autrefois la mer. Un jour, St. André a planté une croix à l'endroit où se trouve encore aujourd'hui l'église qui porte son nom, et la mer s'est alors retirée, permettant de bâtir la ville de Kiev. On ne sonne jamais les cloches de l'église de St. André, de peur que la mer revienne et qu'elle engloutisse la belle ville de Kiev chargée d'histoire.
Ville qui était autrefois la capitale de la Russie, cette Russie archaïque qui a survécu dans les chants épiques, dans les tableaux de Victor Vasnetsov et dans les charmantes illustrations d'
Ivan Bilibine, pleines de roubachkas brodées, magnifiques coiffes hautes, casques pointus et cottes de maille.
Cette légendaire "Russie kiévienne", qui a duré un demi-millénaire, a connu son âge d'or sous le règne de Vladimir le Beau Soleil, et qui a été anéantie par les invasions mongoles au 13ème siècle, comme en témoigne l'émissaire du pape en voyage chez le khan mongol.
Les Tatars de la Horde d'or étaient une menace permanente pour la Russie chrétienne orthodoxe, il n'est donc pas étonnant que le folklore de ce pays est si riche en récits sur les faits des bogatyrs, ces héros nationaux regroupés autour du prince Vladimir. le riche marchand Sadko (une sorte de Sinbad russe), Dobrynia Nikititch (connu pour son ouïe hors-pair, vainqueur du terrible dragon Gorynitch), le malin Aliocha Popovitch, le beau Churila Plenkovitch, mais avant tout, le courageux Ilia Mouromietz, qui faisait voler les Tatars dans les airs comme des fétus de paille. C'est d'ailleurs le seul qui a été canonisé par l'église orthodoxe, au 17ème siècle.
Leurs histoires étaient racontées dans les bylines, ces chants épiques transmis d'une génération à l'autre par les bardes nationaux, et elles représentent une part importante du patrimoine culturel russe, depuis que ces chanteurs barbus ont déserté la campagne russe à la fin du 19ème siècle.
Antoine Volodine (sous le pseudo d'
Elie Kronauer, cette fois) est donc une sorte de barde "post-exotique" (pour utiliser ses propres termes), qui ravira avec son "Ilia Mouromietz" tant les traditionalistes que les amateurs de son "
Terminus radieux". Ce livret est très court, un épisode de la vie héroïque d'Ilia, et c'est avant tout une belle narration poétique.
Ilia de Mourom reste immobile jusqu'à ses trente ans, mais après avoir offert l'hospitalité aux trois vieillards magiques, il se lève de son lit, doté d'une force surnaturelle. Il va donc se rendre à Kiev, pour proposer ses services au prince Vladimir le Beau Soleil. Beaucoup d'aventures l'attendent en chemin, notamment la traversée de la forêt noire habitée par le redoutable Rossignol Brigand, dont le sifflement fait ployer les arbres, obscurcit le ciel et fauche tous les êtres vivants à des verstes alentour. Ce Rossignol Brigand (Solovieï Razboinik, en russe) a trois filles (les lecteurs du "Terminus" s'en souviennent...), mais Ilia va déjouer leurs pièges et emmène le brigand capturé devant le prince Vladimir. Celui-ci, incrédule, va demander au Rossignol de siffler, ce qui va presque lui coûter la vie... mais tout finit bien, et Ilia de Mourom est officiellement admis dans le cercle des bogatyrs.
Volodine/Kronauer ne raconte pas ses autres aventures, mais ce ne serait pas lui s'il n'avait pas insufflé une charmante dimension (d'autant plus amusante, si vous connaissez l'original) post-nucléaire, post-Tchernobyl... bref, "post-exotique" (même si j'avoue que la définition de ce terme m'échappe encore) à sa réécriture de cet épisode.
Les parents d'Ilia ne travaillent pas dans les champs, mais dans les "caves empoisonnées", on va voyager de la "Petite Centrale" à la "Grande Centrale" du secteur de Kiev, en passant, bien sûr, par Levanidovo, où les filles du brigand habitent dans les immeubles délabrés.
Mais étrangement, rien de tout ceci n'est gênant et cette byline post-apocalyptique se tient parfaitement. Peut-être est-ce une preuve que ces bogatyrs sont immortels...
Je ne sais pas comment noter... C'était bien, mais court, trop court, un bref passage d'un barde qui vous donne envie de l'écouter, puis range sa gusle radioactive un peu trop vite. Mais comme la pizza était bonne et le film "Ilia Mouromietz" d'Alexandre Ptouchko (1956) que j'ai regardé juste après encore meilleur, ça m'a mise d'excellente humeur, alors 4/5. Илья Муромец, молоде́ц !