96 Haussmann Paris 8ème : Aujourd'hui s'y trouvent un cabinet d'avocats, la compagnie Iberia, un centre de sport et un gestionnaire de fonds. Seul le dernier cité à quelque chose à voir avec ce qui s'y épanouissait dans les années 50 : des sociétés financières, associées aux mines d'étain, aux cultures d'hévéas, les banques (
Société Générale, CIC entre autres), toutes liées à l'exploitation des ressources naturelles de l'Indochine.
En Indochine,
André Michelin fait fortune en fabriquant des pneus à partir de l'hévéa qui fournit le latex, selon les principes organisationnels de Frederick W. Taylor : pour éviter les gestes superflus et une réflexion inopportune, les hévéas sont plantés selon un ordre et des distances rigoureusement identiques sur des kilomètres carrés. le travailleur indochinois moyen est supposé répondre aux standards de Taylor :
« Un homme de l'intelligence d'un travailleur moyen peut être dressé au travail le plus délicat et le plus difficile s'il se répète suffisamment , et sa mentalité inférieure le rend plus apte que l'ouvrier spécialisé à subir la monotonie de la répétition. » !
Tandis que la guerre d'Indochine fait autant de morts que la Première Guerre mondiale, les banques et sociétés de gestion engrangent des records de gain en cette période. La guerre n'est pas un mauvais moment pour tout le monde. « On ne se bat pas pour un poste avancé perdu dans la jungle et on devrait rebaptiser la bataille de Cao Bang, à propos de laquelle s'écharpe le parlement : bataille pour la société anonyme des mines d'étain de Cao Bang ! »
Dans ce livre évidemment partisan,
Eric Vuillard met en perspective les politiques, les généraux, les affairistes et un nombre incalculable de soldats vietnamiens, algériens, africains envoyés à la mort, voire blessés, torturés d'atroce manière. Ceux qui en sont revenus ne racontent pas, un peu comme ceux qui ont fait la guerre d'Algérie. Alors, merci à
Eric Vuillard de leur donner la parole, de raconter comment et pourquoi ils se sont retrouvés dans le terrible piège de Cao Bang. Comment, pour ne pas perdre la face, on n'a pas pris la décision de mettre un terme à cette boucherie. Limiter la casse, faire «
une sortie honorable », tel fut finalement l'objectif.
L'auteur brosse des tableaux savoureux, exaspérants, choquants, de plusieurs décideurs, stratèges, politiciens. Il revient sur le passé en évoquant Léon Blum, insulté en 1936 au sortir de l'Assemblée nationale, agressé physiquement.
Un livre qui ne plaira pas à tout le monde car très engagé mais argumenté, vivant, parfois drôle. L'auteur semble vivre dans la tête de certains protagonistes. En revanche, je ne vois pas pourquoi ce recours ponctuel à un langage argotique désuet, très décalé aussi bien en 2022 qu'en 1953 à mon avis.
Une bonne expérience de lecture, même si, pour ma part, j'avais préféré
L'Ordre du Jour.