Après «
La griffe du chien », qui était déjà un monument, on pensait déjà avoir atteint les sommets dans la description du monde des
cartels de la drogue. Avec «
Cartel »,
Don Winslow réussit le tour de force d'aller plus haut et de nous surprendre encore. Ce roman est un véritable chef-d'oeuvre dans le genre.
James Ellroy ne dit-il pas à son propos que ce livre est le « Guerre et paix » des romans sur la drogue.
Ce roman s'étend sur une décennie, durant laquelle le trafic de drogue n'a cessé de croître et de prospérer, malgré tous les moyens employés pour le combattre.
Il n'est pas nécessaire d'avoir lu «
La griffe du chien » pour apprécier pleinement «
Cartel », mais je ne saurais que vous recommander de les lire l'un après l'autre, pas forcément à la suite, hein…
Adán Barrera, baron de la drogue, est emprisonné à San Diego. Âgé de 50 ans, il bénéficie d'un véritable statut de VIP : il verse de généreux pots de vin aux gardiens et autres responsables de la prison. Il mène une vie tranquille de détenu sans histoires, et continue à diriger son empire tentaculaire. Inquiet de l'influence grandissante de l'un de ses plus sérieux rivaux, il décide de s'évader.
A des kilomètres de là Art Keller, l'agent de la DEA à l'origine de sa capture et de son emprisonnement, s'est retiré dans un monastère où les soins des abeilles et des ruches occupent son quotidien. Lorsque son ancien supérieur
Tim Taylor vient le trouver pour lui apprendre l'évasion d'Adán, il quitte le monastère pour se lancer à sa poursuite. Il est bien déterminé à en finir une bonne fois pour toutes avec lui et de l'éliminer cette fois, définitivement.
Le scénario prend forme, au travers de la traque que mène Keller contre Barrera, et de la lutte que mène le trafiquant pour préserver et étendre son empire. Il a fort à faire, car durant son emprisonnement ses rivaux ne sont pas restés inactifs et ont investi plusieurs de ses fiefs. Dans ce milieu là, le profit facile attise toutes les convoitises et motive de fragiles alliances entre les gangs, fluctuantes selon les circonstances. La complexité de cette situation demande beaucoup d'attention de la part du lecteur. J'ai été amené à plusieurs reprises à revenir sur ma lecture, pour ne pas perdre le fil de l'histoire. Ces gangs, jusqu'ici habitués à la violence instinctive, au crime brutal, s'adaptent au changement de notre monde moderne. Ils prennent en compte l'omniprésence des média et des nouvelles formes de communication, telles qu'Internet et les réseaux sociaux. Ils se servent de ces nouveaux vecteurs pour véhiculer leurs messages de terreur et de mort, clairement inspirés des formes de propagande des groupes djihadistes.
Le nombre d'exactions et de meurtres d'une sauvagerie extrême, (décapitations, démembrements…), exposés aux yeux de tous comme de macabres avertissements, dépasse l'entendement. La description en est crue, souvent choquante et reflète bien l'horreur vécue par les populations.
J'ai également été frappé par le jeune âge (à peine 11 ans pour l'un d'entre eux, Jesus Chuy) de ces « sicarios », débutant dans le crime avant même l'adolescence.
« D'une certaine façon, se dit Pablo, « Les Nouveaux » ont déjà publié les noms, n'est-ce pas ? C'est le nouveau visage de la guerre des narcos. Ils savent utiliser les médias. Autrefois, ils dissimulaient leurs crimes, aujourd'hui, ils les rendent publics. Je me demande s'ils n'ont pas pris exemple sur al-Qaida : À quoi bon commettre une atrocité si personne ne le sait ? C'est peut-être ça le fond de mon article ? « Les crimes qui restaient tapis dans l'ombre cherchent à présent l'éclat du soleil. » »
L'auteur détaille les interactions entre tous ces gangs, les luttes d'influence pour obtenir des territoires. Les narcotrafiquants mettent le pays entier en coupe réglée, ils agissent sur les leviers de toutes les institutions, civiles, militaires et politiques. Plus dure encore que la violence pure et simple, on assiste à la lente destruction des idéalistes, ce ceux qui croient encore à une société plus juste et plus égalitaire. On ne peut même plus être sûr de la police ni de l'armée dans ce pays dans un système complètement gangrené. Les citoyens, vivant dans une terreur permanente, n'ont guère le choix : la soumission aux
cartels, la mort ou l'exil.
La dédicace en début d'ouvrage, en hommage aux plus de 130 journalistes assassinés ou « disparus », durant la période que couvre ce roman, montre bien à quel point de déréliction en est arrivé le Mexique, sous la coupe des « Narcos », ce qui provoque chez Pablo cet amer constat :
« Et mon pays, le Mexique, patrie d'écrivains et de poètes … , patrie de peintres et de sculpteurs…, de compositeurs …, d'architectes …, de merveilleux cinéastes …, d'acteurs et actrices. Aujourd'hui, les « célébrités » sont des narcos, des tueurs psychopathes dont l'unique contribution à la culture sont les narcocorridas chantées par des flagorneurs sans talent. le Mexique, patrie des pyramides et des palais, des déserts et des jungles, des montagnes et des plages, des marchés et des jardins, des boulevards et des rues pavées, des immenses esplanades et des cours cachées, est devenu un gigantesque abattoir. »
Cartel est un roman complexe. Il appréhende dans sa globalité le problème que représente le trafic de drogue dans l'équilibre géopolitique et économique du continent américain, et du monde moderne en particulier. Ces mêmes réseaux, qui trouvent des ramifications jusqu'en Europe par le biais des différentes mafias, vont jusqu'à s'associer avec les réseaux terroristes.
Don Winslow, qui fut détective, a poussé très loin ses recherches, s'appuyant sur une solide documentation et au prix d'un très sérieux travail d'enquête, impliquant une réelle connaissance de tous ces réseaux.
Dans ce pandémonium de tortures, de meurtres et de sang, quelques trop rares personnes tentent de lutter contre cet état de choses. Leur courage et leur abnégation forcent l'admiration et donnent lieu à de belles histoires, d'amour, d'humanité et de rédemption. Autour d'Art Keller, la docteure Marisol Cisneros et les journalistes Ana, Oscar et Pablo sont des figures éminemment positives, tout à l'opposé des trafiquants Barrera, Nacho et Ochoa, pour ne citer qu'eux…
L'écriture est précise, efficace et ne s'embarrasse pas de fioritures. Dans un style proche du reportage journalistique, Winslow nous livre un roman d'une grande densité. Il ne se limite pas à relater des faits, il les inclut dans un vrai roman, une histoire dont les personnages reflètent toute la palette des sentiments humains, depuis le plus obscène jusqu'au sacrifice le plus sublime.
Des villes frontières du Mexique, points de passage de la drogue, jusqu'aux forêts du Guatemala, il signe là une épopée sanglante, sombre et désespérée ponctuée par des milliers de victimes.
Ce roman est dur, dérangeant, passionnant aussi et je le dis sans ambages, c'est un véritable chef d'oeuvre ! A la fois mon dernier coup de coeur pour 2016 et le premier pour 2017. Un livre absolument indispensable.
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