Mrs Dalloway

Pour être tout à fait franche, donc, comment Clarissa avait-elle pu épouser Richard Dalloway ? Un chasseur.

Ils avaient toujours eu cet étonnant pouvoir de communiquer sans mots. Elle savait aussitôt quand il était critique à son égard.

Elle fait trop confiance à son charme, pensa-t-il . Elle en fait trop.

Même jeune fille, elle avait une sorte de timidité qui, à l'âge mûr , devenait conventionnelle...

« Amoureux ! » dit-elle. Que lui, à son âge, avec son petit nœud papillon, se soit laissé engloutir par le monstre! II a le cou décharné ; les mains rouges ; et il a six mois de plus que moi! Son regard se retourna vers elle ; mais dans son cœur, elle le sentait, elle n'avait pas changé ; il est amoureux. En ce moment même, pensa-t-elle, il est amoureux. Mais I'indomptable égoïsme qui fait basculer sans retour tous ceux qui s'y refusent, la rivière qui dit allons, continuons ; même s'il se peut qu'il n'y ait aucun but à notre route, continuons, continuons quand même ; ...

C'était une beauté extraordinaire, du genre qu'elle admirait le plus, brune, avec de grands yeux, avec cette qualité qu'elle avait toujours enviée car elle-même en était dépourvue - une sorte d'abandon, comme si elle pouvait tout dire, tout faire ; un trait beaucoup plus fréquent chez les étrangères que chez les Anglaises. Sally disait toujours qu'elle avait du sang français dans veines, ...
( ...)
Car à l'époque, elle était d'une témérité sans bornes ; faisait les choses les plus folles par pure bravade ; elle faisait le tour de la terrasse à bicyclette sur le parapet ; fumait des cigares. Elle était insensée - tout à fait insensée. Mais son charme était irrésistible, ...

( ... ) ; et pourtant, elle ne pouvait résister parfois au charme d'une femme, pas d'une jeune fille, mais, comme c'est souvent le cas, d'une femme faisant l'aveu de quelque petit embarras, de quelque sottise. Et que ce soit par pitié, ou bien à cause de leur beauté, parce qu'elle était plus âgée ou pour une circonstance fortuite - un effluve de parfum ou un violon dans la pièce à côté (si étrange est le pouvoir des sons parfois), elle ressentait alors sans aucun doute ce que ressentent les hommes. Un instant seulement; mais c'était assez. C'était une révélation soudaine, un afflux de sang comme lorsque I'on rougit et que l'on voudrait s'en empêcher, et puis, comme la chose s'amplifie, on cède, on se précipite le plus loin qu'on peut et, là, on vacille et l'on sent le monde se rapprocher, lourd d'une signification étonnante, sous la pression du ravissement qui en fait craquer la fine écorce et jaillit, se déversant dans un immense soulagement sur les crevasses et les plaies. Alors, pendant cet instant, elle avait vu un embrasement ; une allumette brûlant dans un crocus; un sens caché presque exprimé.

La cuisinière sifflotait dans les cuisines. Elle entendit le cliquetis de la machine à écrire. C'était sa vie et, inclinant la tête vers la table de l'entrée, elle se soumit à son empire et se sentit bénie, purifiée, se disant tandis qu'elle prenait le carnet où un message téléphonique était noté, que de tels moments sont des bourgeons sur l'arbre de la vie, des fleurs dans l'obscurité (comme si une rose ravissante avait fleuri juste pour elle); jamais elle n'avait cru un instant en Dieu; mais raison de plus, pensa-t-elle en prenant le carnet, pour payer de retour dans la vie quotidienne, les domestiques, oui, pourquoi pas, les chiens et les canaris et surtout Richard, qui était à la base de tout cela - pour ces bruits joyeux, ces lumières vertes, et même pour la cuisinière qui sifflotait, car Mrs Walker était irlandaise et sifflait toute la journée - ...

Quoi qu'il en soit, elles étaient inséparables et Élisabeth, sa propre fille , communiait ; quant à la façon de s'habiller ou de recevoir les invités à déjeuner, elle ne s'en souciait aucunement, tant Clarissa savait d'expérience que l'extase religieuse rendait les gens insensibles (de même que le dévouement à une cause) émoussait leur sensibilité, car si Miss Kilman pouvait faire n'importe quoi pour les Russes, ou se laisser mourir de faim pour les Autrichiens, en privé elle infligeait à autrui une véritable torture, avec son manque de cœur et son mackintosh vert.

Elle se sentait très jeune; et en même temps, indiciblement âgée. Elle passait au travers des choses comme une lame de couteau; et en même temps elle était en dehors de tout, et elle regardait. Elle avait perpétuellement la sensation, tout en regardant les taxis, d’être en dehors, en dehors, très loin en mer et toute seule;
(...) Son seul don était de connaître les gens presque à l'instinct, pensa-t-elle en poursuivant son chemin.