Lesbos, la honte de l'Europe

Quelle hypocrisie ! Le principal agent de la chasse aux requérants d’asile n’a rien – mais strictement rien – d’un « sauveteur ».

La plupart d'entre eux étaient issus de la classe moyenne : enseignants, ingénieurs, entrepreneurs, commerçants, anciens fonctionnaires, employés, artisans, etc. Les familles de paysans ou d'ouvriers étaient très peu nombreuses. C'est qu'il faut de l'argent pour fuir sa ville ou son village, de l'argent pour payer les transports, les garde-frontière corrompus, les policiers maîtres chanteurs, les passeurs.

Or Schengen ne survit qu'à condition que les frontières extérieures de l'Union soient contrôlées et étroitement surveillées. C'est la tâche que sont chargés d'assurer les navires et les agents de Frontex, les marines grecque et turque, la police et les services secrets grecs, ainsi que les autres agences européennes impliquées.

Là, trenpés, affamés, angoissés, ils sont déposés et attendent les premiers interrogatoires. Ceux-ci sont menés par des fonctionnaires issus de 3 organisations de l'UE.
D'abord, Frontex (abréviation de "frontières extérieures"). L'organisation a été fondée en 2004 sous le nom d'European Border and Coast Guard Agency ("Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures"). Son siège est à Varsovie. Ses policiers -danois, français, bulgares, allemands, etc - sont chargés de la lutte contre les cartels internationaux du trafic d'êtres humains. L'interrogatoire des réfugiés leur permet souvent de recueillir des renseignements précieux sur l'identité des passeurs, le fonctionnement de leurs réseaux et leur localisation.
Les agents de renseignement et agents secrets d'Europol, issus des 28 membres de l'E, conduisent eux-aussi des interrogatoires serrés. Leur tâche plus particulière consiste à identifier et à intercepter d'éventuels terroristes mêlés à la foule des réfugiés. Le danger est réel. Deux des assassins des attentats de Berlin et de Munich de 2018 avaient rejoint l'Europe en tant que "réfugiés".
Mais une troisième agence de l'UE intervient également à cette étape, l'EASO (European Asylum Support Office - Bureau européen d'appui en matière d'asile ), fondée en 2011 et dont le siège se trouve à Malte. C'est elle qui procède au premier examen des demandes d'asile. Elle exclut et renvoie ceux qui, selon elle, n'ont aucune chance d'obtenir l'asile et transfère les aux autres au Lesbos Committee for Asylum, une autorité grecque.

Voici comment le Parlement européen définit les hot-spots : "Ceux-ci ont pour but de mieux coordonner les agences de l'UE et des autorités nationales dans leur travail mené sur les frontières extérieures en matière de premier accueil, identification, d'enregistrement et de prise des empreintes digitales des demandeurs d'asile ("asylum serkers"). Actuellement, seules la Grèce et l'Italie ont des hot spots Mais d'autres pays peuvent aussi bénéficier de l'installation de hot spots s'ils le demandent ou si la Commission européenne est d'avis que ces pays ont besoin d'une assistance supplémentaire".

Quatre ans auparavant, en avril 2015, un accord conclu entre la Commission européenne et le gouvernement grec a donné naissance, sur les cinq îles de la mer Egée les plus proches de l'Asie mineure, Lesbos, Kos, Leros, Samos et Chios aux hot-spots ("points chauds"), points d'accueil de milliers de réfugiés venant de Syrie, d'Irak, d'Afghanistan, mais aussi du Pakistan, de l'Afrique subsaharienne et d'ailleurs, fuyant la guerre, la torture, la destruction de leur pays et tentant d'atteindre les côtes grecques.

En mai 2019, à l'occasion de ma mission onusienne, j'ai repris contact avec ces plages de sable et de galets, ces montagnes qui culminent à près de 1000 mètres.
D'innombrables baies brisent la ligne côtière de l'île. Leurs eaux turquoise valent à Lesbos, patrie de la poétesse Sappho (VII-VI ème siècle av.J.-C.), son nom populaire d'"île émeraude". Bâtie en amphithéâtre, la capitale Mytilène - quelques 50 000 habitants, soit à peu près la moitié de la population de l'île - est depuis l'Antiquité romaine un centre culturel et commercial d'une formidable vitalité. En témoignent les descriptions enthousiastes par les contemporains de son faste et de sa beauté, mais aussi les ruines de l'immense théâtre antique construit par Trajan. Strabon tenait la ville pour "la plus grande de son temps". La forteresse byzantine édifiée par les architectes de l'empereur Justinien, relevée et renforcée au XVème siècle par les bâtisseurs de la famille génoise des Gattilusi, surplombe toujours le port dans la partie orientale de l'île. Par la suite, les Gênois ont à leur tour été chassés par les conquérants ottomans.
Maisonnettes colorées des pêcheurs. Les palmiers se balancent dans la brise maritime. Partout des fleurs. Les plaines agricoles alternent avec les montagnes sombres. Onze millions d'oliviers et trois millions de pins parasol couvrent collines et plaines. La vaste forêt de séquois pétrifiés, née d'une explosion volcanique il y a vingt millions d'années, ne constitue pas la moindre attraction des lieux. Avec une superficie de près de 1700 kilomètres carrés et un littoral long de 320 kilomètres, Lesbos est l'île la plus importante de la mer Egée.
En mai 2019, je retrouve intacte la stupéfiante beauté de Lesbos, telle qu'elle est restée gravée pendant si longtemps dans ma mémoire.

Stelios Kamnarokos avait été l'un de mes étudiants de l'université de Genève les plus sympathiques et les plus inteligents. Son père, un homme corpulent, bon vivant, plein d'humour et pratiquant l'hospitalité inconditionnelle, était le pope de Mytilène : sur les quais et dans les cafés de la ville, tout le monde l'appelait affectueusement "Papa Dimitri". C'est lui qui m'avait fait découvrir ce miracle de la nature qu'est l'île de Lesbos.

Il mourait, il est mort, ils sont morts et ils mourront, d'autres mourront, combien d'autre mourront, ne faisons plus semblant de ne pas savoir

En espagnol, moria veut dire il mourrait. Et c'est ça, qu'on fait, à Moria. On meurt à petit feu. Doucement. Intérieurement. D'abord en tombant malade, toujours, les premiers jours. La fatigue, la nourriture, le manque d'hygiène. Puis en perdant l'espoir. Alors, un jour, on finit par le saisir, ce couteau qu'on refusait de voir. Qu'on croyait réservé aux autres, aux plus faibles. Non, un jour, sans savoir comment, c'est nous qui nous mettons à faire comme eux sans pouvoir nous arrêter de regarder le sang couler.