J'avais lu « Nana » une première fois, lorsque j'avais environ trente ans. A ce moment, c'était surtout le comte Muffat qui avait attiré mon attention : un homme tellement pris par sa passion charnelle qu'il en perd littéralement la raison, et finit par se ruiner totalement, au sens propre comme au figuré.
Reprenant le roman quarante ans plus tard, dans le fil de l'intégrale des Rougon-Macquart, je découvre pleinement le personnage de Nana, qui me semble apparaître dans une certaine logique de la construction de cette fresque romanesque : pour moi, un des buts de
Zola, tout en dépeignant globalement la société française de son époque, et d'analyser les différentes formes du pouvoir : pouvoir politique dans « La fortune des Rougon », pouvoir de la calomnie et de la rumeur dans « le ventre de
Paris », pouvoir doucereux mais impitoyable de l'abbé Faujas dans « La conquête de Plassans »…
Ici c'est un pouvoir exclusivement féminin, celui de la séduction sur les hommes, qui est analysé. Il est présenté de façon particulière, qui interroge sur le vrai sentiment de
Zola vis-à-vis des femmes.
Zola était-il féministe ? (pour autant que cette question ait un sens quand on se replace dans le contexte de l'époque …). Il semble qu'il y ait, en effet, deux motivations différentes pour Nana, selon qu'on se place de son point de vue à elle, ou de celui de son auteur.
Nana a un rêve, qui est personnifié par Irma d'Anglars, devenue Madame d'Anglars, une ancienne reine de la vie galante
parisienne, cette vieille dame aperçue au sortir de la messe, qui vit dans un beau château dans la campagne orléanaise, respectée de toute la population.
« Elle était en soie feuille-morte, très simple et très grande, avec la face vénérable d'une vieille marquise, échappée aux horreurs de la Révolution. Dans sa main droite, un gros paroissien luisait au soleil. Et lentement, elle traversa la place, suivie d'un laquais en livrée, qui marchait à quinze pas. L'église se vidait, tous les gens de Chamont la saluaient profondément ; un vieillard lui baisa la main, une femme voulut se mettre à genoux. C'était une reine puissante, comblée d'ans et d'honneurs. »
Voilà le rêve de Nana, et donc son pouvoir sur les hommes doit lui servir à « acheter », en quelque sorte, une vieillesse confortable et respectable. Car comme sa mère Gervaise, Nana voudrait simplement vivre une vie tranquille, à l'abri du besoin. Elle le dit à plusieurs reprises dans le roman. Il y a même un épisode un peu surprenant lorsque Nana se retire de la vie théâtrale et mondaine pour se mettre en ménage avec l'acteur Fontan … serait-elle amoureuse ? Il semble bien, et cet amour résiste un temps, bien que Fontan ne tarde pas à se révéler comme une brute qui bat sa compagne et admet sans problème qu'elle se prostitue pour faire bouillir la marmite !
Pour
Zola, les intentions de Nana sont plus sombres, il lui prête un rôle de « justicière sociale », qui n'a pour but, en séduisant les hommes de la haute société, que de les avilir et de détruire cet ordre social personnifié par la cour impériale.
« Comme ces monstres antiques dont le domaine redouté était couvert d'ossements, elle posait le pied sur des crânes ; et des catastrophes l' entouraient, la flambée furieuse de Vandeuvres, la mélancolie de Foucarmont perdu dans les mers de Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l'imbécillité satisfaite de la Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges veillé par Philippe, sorti la veille de prison. Son oeuvre de ruine et de mort était faite, la mouche envolée de l'ordure des faubourgs, apportant le ferment des pourritures sociales, avait empoisonné ces hommes, rien qu'à se poser sur eux. C'était bien, c'était juste, elle avait vengé son monde, les gueux et les abandonnés. »
J'avoue que cette seconde interprétation me paraît exagérée, peut-être
Zola s'est-il laissé emporter par ses propres convictions « socialistes », j'ai pour ma part plus d'empathie pour une Nana simplement enivrée de son pouvoir et qui ne cherche que son propre bonheur.
Encore un mot sur le style littéraire de
Zola, dont je ne me lasse pas. Dans mes précédentes critiques sur « Les Rougon-Macquart », j'ai dans chaque épisode distingué un lieu dans lequel l'intrigue se noue et se concentre. le salon jaune de Félicité Rougon dans « La Fortune des Rougon », la serre de « La Curée », le jardin du Paradou dans « La faute de l'abbé Mouret »…. Ici, le lieu central est sans doute le théâtre de Variétés. Il est présenté dès le départ comme un lieu de prostitution mondaine, où les hommes de la haute société viennent rechercher de la chair fraîche. le directeur Bordenave le précise bien, avec une réplique qui revient à plusieurs reprises :
« - Votre théâtre …
- Dites plutôt mon bordel ! »
Dans la salle où se presse la « bonne société », on assiste aux rencontres des différents protagonistes, avec des échanges d'informations et de perfidies. Et dans les coulisses les rivalités apparaissent, les intrigues se nouent et se dénouent. On y voit les messieurs attendre les actrices dans la loge de la concierge, mais aussi le comte Muffat exiger un rôle pour Nana, et Mignon plaçant son épouse au près des messieurs influents. Tout cela est décrit toujours avec le même talent de peintre de
Zola : on croit voir « La loge » de Renoir dans la salle du théâtre, les tableaux de Degas sur le champ de course du bois de Boulogne, les représentations des coulisses par Toulouse-Lautrec ou Manet.
Je vais maintenant entamer « Pot-Bouille », qui est pour moi une oeuvre totalement inconnue, mais je suis certain de lire encore de magnifiques pages.