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Citations de Annie Dillard (94)


Encore et toujours nous avons besoin d'éveil. Nous devrions nous rassembler en de longues rangées, à demi vêtus, tels les membres d'une tribu, et nous agiter les calebasses au visage, pour nous réveiller; à la place, nous regardons la télévision et ratons le spectacle.
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Il n’est pas moins ardu d’écrire des phrases dans un livre de recettes, que des phrases dans Moby Dick. Alors autant écrire Moby Dick.
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Le chemin n'est pas l'oeuvre.
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Si la science ne se préoccupe guère de la culture humaine, si elle n'a exploré que récemment la conscience humaine et laisse à d'autres disciplines, si tant est qu'il y en ait, le soin d'étudier la pensée humaine - la science, et Dieu sait son exactitude, est néanmoins incapable d'aborder cette question pour nous primordiale : Que faisons-nous ici ?

p.107
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Fin d'après-midi : nous sommes rentrées au cottage et faisons de la pâtisserie. Je suis en train d'inculquer à la petite-fille quelques-uns de mes grands principes de vie: une bonne blague vaut n'importe quelle quantité de temps, d'argent et d'effort ; ne pioche jamais pour compléter une quinte ; compte toujours les points au jeu, jamais en amour ; laisse toujours les autres deviner ; n'écoute jamais deux fois la même conversation ; et (c'est là le plus difficile) n'écoute personne. Je dois le dire en criant : "N'écoute personne !" A ce moment précis, la petite fille sort de la cuisine, va dans sa chambre et ferme la porte. Elle est à ce point obéissante. Je n'ai jamais détecté chez elle une once de rébellion. Si elle continue comme ça, elle est perdue. Mais je me pose la question : est-ce une blague ? Tout de même !
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L'île où j'habite est peuplée d'originaux dans mon genre. Dans une cabane en planches de cèdre sur une falaise - mais c'est comme cela que nous vivons tous - il y a un homme, la trentaine, qui habite seul avec une pierre à laquelle il essaie d'apprendre à parler.
Les bons mots abondent à ce sujet, comme vous vous en doutez, mais il semble que ce soit pour la forme et ils émanent essentiellement des jeunes. En fait, presque tout le monde ici, à commencer par moi-même, respecte ce que fait Larry. C'est la raison pour laquelle je protège son intimité et brouille les détails pour le lecteur. Ce pourrait être à une pincée de sable, par exemple, qu'il - ou elle - apprend à parler, ou à un vent du nord prolongé, ou à n'importe laquelle d'entre les vagues. Mais je vous assure, c'est bien à une pierre. C'est - je l'ai vu - un galet de plage, ovale, grand comme la paume, dont le gris sombre est strié par une bande de blanc qui court tout autour, et, probablement, à travers ; une de ces pierres que nous appelons "pierre à souhaits", pour des raisons obscures, mais pas inimaginables je crois.
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ll est aisé, après tout, de ne pas être écrivain. La plupart des gens ne sont pas écrivains et il leur arrive fort peu de malheurs.
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Parfois, le jour ou la nuit, il les écoutait respirer, elle et lui, vieux comme les océans - pleins d'expérience. Ils s'étreignaient et regardaient, chacun par-dessus l'épaule de l'autre, le naufrage qu'était le monde, en tenant à distance tout ce qui était ruine ou défeuillé. Ou alors, ils le berçaient, ce monde, entre eux deux, comme un enfant mortellement malade - avec amour, mais sans lui dire tout ce qu'ils savaient.
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UNE FOUINE EST SAUVAGE. Qui sait ce qu'elle pense ? Elle dort dans sa tanière souterraine, la queue drapée sur le nez. Parfois, elle passe deux jours dans son terrier sans sortir. Quand elle est dehors, elle traque des lapins, des souris, des rats musqués et des oiseaux ; comme elle tue plus de corps qu'elle ne peut en manger tant qu'ils sont encore chauds, elle ramène souvent les carcasses jusque chez elle. Obéissant à l'instinct, elle mord sa proie à la nuque, perfore la veine jugulaire au niveau de la gorge, ou écrase le cerveau à la base du crâne. Elle ne lâche jamais prise. Un naturaliste refusa de tuer une fouine qui lui avait planté les dents dans la main aussi profondément qu'un serpent à sonnettes. Il n'arrivait absolument pas à se débarrasser de la petite intruse et dut faire un kilomètre à pied, la fouine accrochée à sa main, pour trouver de l'eau et s'en débarrasser en la trempant dans le courant, comme on fait partir une étiquette qui s'obstine à coller.
Un jour, raconte Ernest Thompson Seton, un homme abattit un aigle en plein vol. Il examina l'aigle et trouva le crâne desséché d'une fouine fixé par les mâchoires à la gorge de l'oiseau. Il émit l'hypothèse que l'aigle avait bondi sur la fouine, celle-ci s'était retournée et, fidèle à l'instinct, l'avait mordu au cou ; la fouine avait failli remporter le combat. J'aurais aimé voir voler l'aigle quelques semaines ou quelques mois avant qu'il ne soit abattu : la fouine tout entière était-elle encore attachée à sa gorge emplumée comme un pendant de fourrure ? Avait-il mangé ce qu'il pouvait en atteindre, étripant sur sa poitrine et à coups de serre la fouine encore vivante, inclinant le bec pour nettoyer sa belle ossature aéroportée ?


Je me suis mise à lire sur les fouines parce que j'en ai vu une la semaine dernière. J'ai surpris une fouine qui m'avait surprise et nous avons échangé un long regard.
A vingt minutes de chez moi quand on traverse les bois, qu'on passe près de la clairière et franchit l'autoroute, il y a l'étang de Hollins, un plan d'eau remarquable par sa faible profondeur, au bord duquel j'aime aller m'asseoir au crépuscule sur un tronc d'arbre. L'étang de Hollins est aussi appelé étang de Murray ; il couvre à peu près un hectare au fond d'un vallon près de Tinker Creek, il n'a pas plus de quinze centimètres de profondeur, et six mille feuilles de nénuphars en recouvrent la surface. En hiver, des bœufs brun et blanc pataugent au milieu de l'étang et y trempent leurs sabots ; de la rive lointaine, ce spectacle paraît miraculeux, il a cet air de nonchalance propre aux miracles. Mais en ce moment, c'est l'été et les bœufs sont partis. Les nénuphars ont fleuri et se sont répandus en une pellicule verte et horizontale, qui est pour les merles patauds une terra firma, et un plafond vibrant pour les sangsues noires, les écrevisses et les carpes.
Nous sommes, notez-le bien, en banlieue. Dans trois directions différentes, il suffit de marcher cinq minutes pour atteindre des rangées de maisons, pourtant invisibles de l'étang. Il y a une autoroute à un bout de l'étang et un couple de canards sauvages qui a fait son nid à l'autre. Sous chaque buisson, il y a un terrier de rat musqué ou une canette de bière. La rive opposée de l'étang est couverte d'une alternance de champs et de bois, que sillonnent des traces de moto — et c'est dans cette argile nue que pondent les tortues sauvages.
Bon. J'avais traversé l'autoroute, enjambé deux clôtures de fil de fer barbelé assez basses, et suivi en toute gratitude le chemin tracé par les motos à travers les églantines et le sumac vénéneux qui couvrent la berge de l'étang, avant d'atteindre les champs d'herbes hautes. Puis j'avais coupé à travers bois pour rejoindre l'arbre abattu et couvert de mousse sur lequel j'ai l'habitude de m'asseoir. L'arbre est parfait. Il constitue un banc sec et rembourré à l'extrémité supérieure et marécageuse de l'étang, une jetée en peluche qui s'avance de la berge épineuse entre le bleu pâle de l'eau et le bleu profond du ciel.
Le soleil venait de se coucher. Je me délassais sur le tronc d'arbre, bien calée dans son giron de lichen, et regardais à mes pieds les feuilles des nénuphars trembler et s'écarter rêveusement au passage d'une carpe. Un oiseau jaune apparut à ma droite et s'envola derrière moi. Il attira mon regard ; je pivotai et, l'instant d'après, sans comprendre comment, je me trouvai nez à nez avec une fouine.


Une fouine ! Je n'en avais jamais vu à l'état sauvage. Celle-là mesurait trente centimètres de long, elle était mince comme une courbe, comme un ruban de muscles, brune comme du bois d'arbre fruitier, couverte de douce fourrure, alerte. Son visage était féroce, petit et pointu comme celui d'un lézard ; il aurait fait une bonne pointe de flèche. Elle n'avait qu'un point en guise de menton, deux poils bruns tout au plus, d'où naissait la fourrure d'un blanc pur qui s'étendait sur son ventre. Elle avait deux yeux noirs que je ne voyais pas, pas plus qu'on ne voit une fenêtre.
La fouine fut frappée de stupeur alors qu'elle émergeait d'un énorme buisson d'églantines broussailleux, à un mètre de là. Je fus moi-même stupéfaite, retournée sur mon tronc d'arbre. Nos regards se verrouillèrent l'un à l'autre et quelqu'un jeta la clef.
Notre regard était celui de deux amants, ou de deux ennemis mortels, qui se rencontrent à l'improviste sur un chemin envahi par l'herbe, à un moment où chacun pensait à autre chose : une décharge à l'estomac. C'était aussi une décharge au cerveau, un soudain battement du cerveau, avec toute la force et le crissement d'un ballon de baudruche qui se dégonfle. Le choc nous vida les poumons. Il abattit la forêt, déplaça les champs, assécha l'étang ; le monde se démantela et dégringola dans le trou noir de nos yeux. Si vous et moi nous regardions de la sorte, nos crânes éclateraient et tomberaient sur nos épaules. Mais nous n'en faisons rien. Nous gardons nos crânes. Bon.
La fouine disparut. Cela s'est produit il n'y a même pas une semaine et j'ai déjà oublié ce qui brisa l'enchantement. Je pense que j'ai sans doute cligné de l'œil, débranché mon cerveau de celui de la fouine et tenté de mémoriser le spectacle qui s'offrait à moi ; la fouine a dû sentir le coup sec de la séparation, la retombée décapante dans la vie réelle, la poussée urgente de l'instinct. Elle s'évanouit dans le buisson d'églantines. J'attendis sans bouger, l'esprit soudain rempli de faits et le cœur plein de prières, mais elle ne revint pas.
Je vous en prie, ne me parlez pas de « manœuvres d'approche et de fuite ». Je vous dis que j'ai été dans le cerveau de cette fouine pendant soixante secondes, et qu'elle était dans le mien. Les cerveaux sont des lieux privés, dont les circuits, uniques et secrets, produisent quelques grommellements. Mais nous étions, la fouine et moi, simultanément branchées sur nos circuits respectifs, l'espace d'un instant doux et choquant. Qu'y puis-je s'ils étaient vides ?
Que se passe-t-il dans son cerveau le reste du temps ? A quoi pense une fouine ? Elle ne le dira pas. Son journal de bord est fait de traces dans l'argile, de plumes arrachées, de sang et d'os de souris : traces dispersées, sans lien, éparses, semées à tous vents.
J'aimerais apprendre à vivre — ou me remémorer comment on doit vivre. Mais pour être franche, je vais moins à l'étang de Hollins pour apprendre à vivre que pour l'oublier. Autrement dit, je ne crois pas qu'il soit possible d'apprendre d'un animal sauvage des règles de vie particulières — dois-je boire du sang chaud, tenir ma queue bien droite, marcher en mettant mes pattes de derrière dans les traces de celles de devant ? — mais j'ai peut-être quelque chose à apprendre de l'insouciance, de la pureté d'une vie qui se déroule entièrement dans le monde des sens, sans parti pris ni justifications. La fouine vit dans la nécessité, alors que nous vivons dans le choix ; nous haïssons la nécessité mais nous mourons finalement dans ses griffes de la manière la plus ignoble. J'aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme elle le doit. Et je soupçonne que ma voie est la sienne : ouverte sans douleur au temps et à la mort, percevant tout, oubliant tout, prenant le parti de ce qui nous échoit avec une volonté féroce et pointue.


J'ai manqué ma chance. J'aurais dû chercher la gorge. J'aurais dû m'en prendre à cette bande blanche sous son menton et tenir bon, tenir bon dans la boue et le buisson d'églantines, tenir bon pour accéder à une vie plus précieuse. Nous pourrions vivre comme les fouines sous le buisson d'églantines, muets et dépourvus d'entendement. Je pourrais très calmement devenir sauvage. Je pourrais passer deux jours dans un terrier, roulée en boule, allongée sur de la fourrure de souris, reniflant des os d'oiseaux, clignant des yeux, léchant et respirant du musc, les cheveux emmêlés dans les racines des herbes. Sous terre : c'est là qu'il faut aller, là que l'esprit est seul. Sous terre : vous êtes dehors, hors de votre esprit et de son sempiternel amour, revenus auprès de vos sens insoucieux. Je me rappelle avoir fait l'expérience du mutisme comme d'un jeûne prolongé et étourdissant, où chaque instant est une fête de messages reçus. Le temps et les événements sont simplement versés, ils passent inaperçus et sont directement absorbés, comme le sang pulsé dans mes entrailles par la veine jugulaire. Deux personnes pourraient-elles vivre de la sorte ? Deux êtres pourraient-ils vivre sous le buisson d'églantines et explorer les abords de l'étang, de manière que l'esprit lisse de chacun d'entre eux soit aussi complètement présent à l'esprit de l'autre, aussi facilement reçu et aussi peu mis en question que la neige qui tombe ?
Nous le pourrions, vous savez. Nous pouvons vivre comme nous le voulons. Des gens font bien vœu de pauvreté, chasteté et obéissance — et même de silence — en toute liberté. Toute la difficulté est de
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"Il semble qu'il existe une chose qui s'appelle la beauté, une grâce infiniment gratuite. Il y a de cela cinq ou six ans, j'ai vu un oiseau moquer exécuter, depuis la gouttière d'un immeuble de quatre étages, une descente parfaitement verticale. C'était un acte aussi insouciant, aussi spontané que la courbe d'une tige ou une étoile qui s'allume dans le ciel.

L'oiseau fit un grand pas dans le vide et se laissa tomber. Il avait encore les ailes repliées contre ses flancs comme s'il chantait sur la branche d'une arbre, et pas du tout comme s'il était en train de tomber dans le vide, accélérant sa chute à raison de dix mètres par seconde. Un souffle, un rien avant de s'écraser à terre, il éploya ses ailes avec une précision exacte et réfléchie, révélant ses larges bandes blanches, déplia l'élégant éventail de sa queue barrée de blanc, et ainsi, tout léger, se posa sur l'herbe. Je venais de tourner le coin d'une rue, au moment où son pas insouciant avait accroché mon regard; il n'y avait personne d'autre en vue. Le fait même de sa chute libre faisait songer à la vieille énigme philosophique de l'arbre qui tombe dans la forêt. la seule réponse, probablement, c'est que la beauté et la grâce se manifestent, que l'on soit là ou non pour les vouloir ou en sentir instinctivement la présence. Le moins que l'on puisse faire, c'est de s'en souvenir."



"Mais il existe une autre manière de voir qui implique qu'il faille s'abandonner. Quand je vois de cette manière là, je vacille, transpercé, vidée de toute substance. La différence entre ces deux façons de voir, c'est comme celle qui existe entre se promener avec ou sans appareil photographique. Lorsque j'emporte mon appareil, je vais de cliché en cliché, et je lis la lumière sur un posemètre gradué. Quand je n'ai pas pris mon appareil, c'est mon propre obturateur qui s'ouvre, et la lumière du moment s'inscrit sur l'argent de mes propres entrailles. Quand je vois ainsi , je suis avant tout une observatrice sans scrupules."

"La vieille règle classique pour bien traquer, c'est 'arrête-toi souvent et ne bouge pas d'un poil' ".

"Pour je ne sais quelle raison, il n'est pas encore venu aux oreilles de l'homme de la rue, que certains physiciens d'aujourd'hui ne sont qu'une bande de mystiques à l'air hagard, qui nagent en plein délire. Car ils ont perfectionné leurs instruments et leurs méthodes, juste assez pour écarter prestement le dernier voile, et tout ce qu'ils ont vu, c'est le sourire du Chat du Cheshire. (.....) L'électron est un rat musqué; on n'arrive pas à le traquer convenablement. (...) Les physiciens disent qu'ils ne peuvent pas étudier la nature per se, mais seulement leurs propres investigations sur la nature. Et moi, je ne peux voir des ouïes-bleues que dans le champ de ma propre ombre bleue, dont elles s'enfuient aussitôt."

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Les garçons : Richard, Rich, Richie, Ricky, Ronnie, Donny, Dan.
Ils se donnaient des noms pleins d'humour, comme "Va te faire voir". Ils savaient dribbler. Ils avançaient dans la vie d'un pas maladroit mais assuré, et donnaient des coups de pied un peu partout, histoire de s'amuser. Ils se flanquaient de grandes claques sur leurs merveilleuses épaules, en guise de conversation.
Ils bougeaient avec des mouvements violents qui nous laissaient pantoises, impressionnées et effrayées, comme s'ils avaient été des chevaux ruant contre le bois de leurs boxes. " Ah, ces mecs !" comme nous disions : "Ah, leurs cils !" Insensibles, condescendantes et ignorantes, nous aimions leurs cils noirs, la manière fascinante et terrible dont ils se recourbaient, s'embrouillaient. Voilà la vitalité qu'ils avaient, les garçons, voilà la nouveauté et la séduction qu'ils représentaient : même leurs cils étaient en bataille et incroyablement originaux. C'est cela que nous aimions ; leur maladresse, leurs réactions exagérées et grotesques. Il leur fallait toujours du temps pour comprendre. Quel étonnant manque de subtilité ! pensions-nous. Et puis parfois dans leurs yeux, s'allumait une lueur de compréhension, aussi stupéfiante que si nous avions surpris une brique en train de nous faire un clin d'oeil.
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Une vie consacrée aux sensations est une vie de gourmandise ; elle exige toujours plus. La vie de l'esprit exige toujours moins ; le temps est ample et doux son passage. Qui qualifierait de bonne une journée passée à lire ? Mais une vie passée à lire - voilà une bonne vie.

p.47
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Dans la culture inuit, au Groenland, chaque individu possède six ou sept âmes. Les âmes revêtent la forme de minuscules êtres disséminés dans tout le corps.
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Quand nous perdons notre innocence - quand nous commençons à sentir l'atmosphère peser sur nous, quand nous apprenons que la mort fait partie du lot - nous prenons congé de nos sens. Seuls les enfants sont capables d'entendre chanter le mâle de la souris domestique. Seuls les enfants gardent le yeux ouverts. Tout ce qu'ils possèdent, et ce n'est pas rien, ce sont leur sens ; ils disposent de "systèmes de saisie" particulièrement développés qui acceptent toutes les données sans discrimination. Matt Spireng a récolté des milliers de pointes de flèches et de lances ; si vous voulez absolument trouver des pointes de flèches, dit-il, il faut vous promenez avec un enfant - un enfant, ça ramasse tout, absolument tout. Durant mon existence d'adulte, j'ai eu envie d'observer l'étui maçonné d'une larve de phrygane. Il m'a fallu Sally Moore, la petite fille d'un couple d'amis, pour en découvrir une sur le fond caillouteux d'une rivière peu profonde au bord de laquelle nous étions assises toutes les deux. "Qu'est-ce que c'est que ça?" demanda-t-elle. ça et je donnais la seule réponse qui me vint à l'esprit lorsque je reconnus le trophée qu'elle tenait dans la main, ça, ma petite, c'est un memento mori pour les gens qui lisent trop.
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Autrefois, j'avais un chat, un vieux matou bagarreur qui sautait par la fenêtre ouverte près de mon lit, au beau milieu de la nuit, et m'atterrissait sur la poitrine. Je m'éveillais à moitié. Il venait se coller le crâne sous mon nez et se mettait à ronronner, empestant l'urine et le sang. Certaines nuits, il pétrissait ma poitrine nue avec ses pattes de devant, puissamment, le dos arqué, comme s'il s'aiguisait les griffes ou bourrait de coups le ventre de sa mère pour avoir du lait. Et ces matins-là, je me réveillais au jour pour retrouver mon corps couvert d'empreintes de pattes écrites avec du sang ; c'était comme si l'on m'avait peinte avec des roses.
Il faisait si chaud que le miroir était tiède au toucher. Je me lavais devant ce miroir dans une vague stupeur, le sommeil torturé de mes nuits d'été flottant encore autour de moi comme un varech. De quel sang s'agissait-il, et de quelles roses ? La rose de l'union, peut-être, ou bien le sang du meurtre, ou bien encore la rose de la beauté nue et le sang de je ne sais quel innommable sacrifice, de quel indicible naissance. Quel était ce signe sur mon corps, emblème ou tache, les clés du royaume, ou la marque de Caïn. Je n'aurais pas su le dire. Non, je n'aurais pas su le dire, tandis que je me lavais, et que le sang coulait en sillons, puis s'effaçait pour disparaître enfin, si j'tais en train de me purifier ou de détruire le signe ensanglanté du passage. Nous nous éveillons, mais nous éveillons-nous jamais vraiment, au mystère, aux rumeurs de la mort, à la beauté, à la violence... "On dirait qu'on est juste posés là", me disait une femme l'autre jour, "et allez donc savoir pourquoi".
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En plaine, j'observe tous les couchers de soleil dans l'espoir d'apercevoir le rayon vert. Le rayon vert, qu'il est rarement donné de voir, c'est ce trait lumineux qui jaillit du soleil comme un puits artésien, au moment où il se couche ; ce rayon palpite dans le ciel pendant deux secondes et disparaît. Raison de plus pour que je garde les yeux bien ouverts.
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L’écrivain étudie la littérature, pas le monde. Il vit dans le monde, il ne peut pas le rater. S’il a un jour acheté un hamburger ou pris l’avion, il épargne à ses lecteurs le compte-rendu de son expérience. Il fait attention à ce qu’il lit, car c’est ce qu’il écrira. Il fait attention à ce qu’il apprend, car c’est ce qu’il saura.
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...Si je ne dis rien de tes cheveux, de tes yeux, de tes lèvres;
ton visage pourtant reste gravé dans mon âme,
et le son de ta voix à l'intérieur de mon cerveau,
et ces jours de septembre qui montent dans mes rêves
donnent forme et couleur à mes mots, à mes phrases,
quel que soit le thème que j'aborde ou la pensée que j'exprime.
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Ces Ti'Paul, ces Paulo, tous, sans exception, avaient aujourd'hui disparu. C'est eux qui lui manquaient, ces garçons dont chaque nouvelle version venait recouvrir la précédente. (…) Ah, si seulement elle pouvait les revoir une fois encore, tous ces Ti'Pol, ces Paulo désormais remplacés par d'autres ! Elle s'imaginait en train d'installer des tables de pique-nique côte à côte, sur la plage, et de mettre le couvert pour vingt-deux Ti'Pol et Paulo, ou cent vingt-deux – ou plus, en fonction de l'humeur du jour et du nombre de fractions en lesquelles Paulo se laisserait diviser. Ici rassemblés, du premier au dernier, tous les fils, un de chaque âge et de chaque taille – avec son odeur : couches mouillées, lait sucré perlant sur la tétine du biberon, sable imbibé de sel, graisse de vélo, papier kraft des sacs, huile de moteur, poisson – tous attendaient qu'on serve le dîner. Qui d'autre mieux qu'elle connaissait les goûts de chacun d'eux ? C'était une sacrée longue tablée. Elle s'accorda une minute pour les passer en revue – un Ti'Pol après l'autre, assis, pieds nus, entre son moi d'avant et son moi encore à venir. Ils n'arrêtaient pas de se pincer, de se taquiner, de se donner des bourrades. Aucun n'avait le moindre regard pour ses versions en bas-âge, sauf les tout-petits eux-mêmes. Quelle mère ne voudrait pas revoir ses enfants enfants ?
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Les montagnes sont gigantesques, paisibles, elles vous absorbent. Il arrive que l'esprit s'exalte et s'installe au coeur d'une montagne, et la montagne le retient lové dans ses plis, sans le rejeter comme le font certaines rivières. Les rivières, voilà le monde dans ce qu'il a d'excitant, le monde dans toute sa beauté; moi, c'est là que je vis. Mais les montagnes, c'est là que j'habite.
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