Citations de Bernard-Marie Koltès (195)
LE DEALER
Il y a cette veste que vous n'avez pas prise quand je vous l'ai tendue, et maintenant, il va bien falloir que vous vous baissiez pour la ramasser.
LE CLIENT
Si toutefois j'ai craché sur quelque chose, je l'ai fait sur des généralités, et sur un habit qui n'est qu'un habit; et si c'est dans votre direction, ce n'est pas contre vous, et vous n'aviez aucun mouvement à faire pour esquiver le crachat; et si vous faites un mouvement pour le recevoir dans la figure, par goût, par perversité ou par calcul, il n'empêche que ce n'est qu'à ce bout de chiffon que j'ai montré quelque mépris, et un bout de chiffon ne demande pas de compte. Non, je ne courberai pas le dos devant vous, cela est impossible, je n'ai pas la souplesse d'un phénomène de foire.
Il est des mouvements que l'homme ne peut pas faire, comme de se lécher soi-même son cul. Je ne paierai pas une tentation que je n'ai pas eue.
Il y a très longtemps, je dis à mon frère : je sens que j'ai froid ; il me dit : c'est qu'il y a un petit nuage entre le soleil et toi ; je luis dis : est-ce possible que ce petit nuage me fasse geler alors que tout autour de moi, les gens transpirent et le soleil les brûle ? Mon frère me dit : moi aussi, je gèle. (p. 32)
La seule chose que j'ai apprise de vous, malgré vous, c'est qu'il n'y a pas assez de place dans votre tête et dans vos poches pour vos mensonges ; on finit par les voir. (p. 83)
p. 105 : Quand reverrai-je une femme au fond de ce trou ? Je perds ma vie, au fond de ce trou ; je perds ce qui, ailleurs, seraient les meilleures années. A être seul, toujours seul, on finit par ne plus savoir son âge ; alors de te voir, je me suis souvenu du mien. Il va falloir que je l'oublie de nouveau. Et qu'est-ce que je suis, ici, qu'est-ce que je continue à être ? rien. Tout cela pour l'argent, bébé ; l'argent nous prend tout, même le souvenir de notre âge. Regarde cela. (Il montre ses mains.) Est-ce qu'on dirait encore des mains d'homme jeune ? Est-ce que tu as déjà vu des mains d'ingénieur, en France ? Mais, sans argent, à quoi ça nous servirait, d'être jeune, hein ? Finalement, je me demande, pourquoi, oui, pourquoi je vis.
Si ç’avait été de sentiment dont j’avais eu besoin, je vous l’aurais dit, je vous en aurais demandé le prix, et je l’aurais acquitté. Mais les sentiments ne s’échangent pas contre leurs semblables ; c’est un faux commerce avec de la fausse monnaie, un commerce de pauvre qui singe le commerce. Est-ce qu’on échange un sac de riz contre un sac de riz ?
La Gamine. - Toi, mon vieux, tu m'as pris mon pucelage, tu vas le garder. Maintenant il n'y aura personne d'autre qui pourra me le prendre. Tu l'as jusqu'à la fin de tes jours, tu l'auras même quand tu m'auras oublié ou que tu seras mort. Tu es marqué par moi comme par une cicatrice après une bagarre. Moi, je ne risque pas d'oublier, puisque je n'en ai pas d'autre à donner à personne; c'est fini, c'est fait, jusqu'à la fin de ma vie. C'est donné et c'est toi qui l'a.
C'est une rude tâche d'être transparent ; c'est un métier ; c'est un ancien, très ancien rêve d'être invisible.
Le malheur de demande pas de temps. Il vient quand il veut, il transforme tout en un instant.
ZUCCO. — Il ne faut pas chercher à traverser les murs, parce qu'au-delà des murs, il y a d'autres murs, il y a toujours la prison. Il faut s'échapper par les toits, vers le soleil. On ne mettra jamais un mur entre le soleil et la terre.
LE DEALER
Dites-moi donc, vierge mélancolique, en ce moment où grognent sourdement hommes et animaux, dites-moi la chose que vous désirez et que je peux vous fournir, et je vous la fournirai doucement, presque respectueusement, peut-être avec affection ; puis, après avoir comblé les creux et aplani les monts qui sont en nous, nous nous éloignerons l’un de l’autre, en équilibre sur le mince et plat fil de notre latitude, satisfaits d’être hommes et insatisfaits d’être animaux ; mais ne me demandez pas de deviner votre désir ; je serais obligé d’énumérer tout ce que je possède pour satisfaire ceux qui passent devant moi depuis le temps que je suis ici, et le temps qui serait nécessaire à cette énumération dessécherait mon cœur et fatiguerait sans doute votre espoir.
CHARLES (bas). – Les autres vous attendent, là-bas, de l’autre côté, comme des cons, comme si vous alliez venir par le fleuve, dans une vedette de la police, en pleine lumière ; mais moi je savais que vous viendriez par derrière, dans l’obscurité de derrière, le long des murs, comme les salauds ; j’étais sûr de cela parce que j’aurais fait pareil à votre place. Peut-être que vous ne vous attendiez pas à trouver ici quelqu’un d’aussi malin que vous ; et pourtant vous auriez tort de croire qu’ici, tout le monde est aussi con. C’est pourquoi, croyez-moi, vous ne tirerez rien de nous, pas une erreur, pas une illégalité, rien. Pas de moi en tout cas ; c’est pour moi que je parle.
Dans un quartier à l’abandon d’une grande ville portuaire occidentale, séparé du centre-ville par un fleuve, un hangar désaffecté de l’ancien port.
Koch, Maurice, soixante ans ; Pons, Monique, quarante-deux ans. Cécile, soixante ans ; sa fille Claire, quatorze ans ; son mari Rodolfe, cinquante-huit ans ; et Charles, leur fils de vingt-huit ans. Un garçon surnommé Fak, de vingt-deux ans environ. Et un homme d’une trentaine d’année, sans nom, que Charles, au début, appela deux ou trois fois « Abad ».
I
Derrière les bougainvillées, au crépuscule.
HORN. – J’avais bien vu, de loin, quelqu’un, derrière l’arbre.
ALBOURY. – Je suis Alboury, monsieur ; je viens chercher le corps ; sa mère était partie sur le chantier poser des branches sur le corps, monsieur, et rien, elle n’a rien trouvé ; et sa mère tournera toute la nuit dans le village, à pousser des cris, si on lui donne pas le corps. Une terrible nuit, monsieur, personne ne pourra dormir à cause des cris de la vieille ; c’est pour cela que je suis là.
HORN. – C’est la police, monsieur, ou le village qui vous envoie ?
ALBOURY. – Je suis Alboury, venu chercher le corps de mon frère, monsieur.
Combat de nègre et de chiens ne parle pas, en tout cas, de l’Afrique et des Noirs – je ne suis pas un auteur africain -, elle ne raconte ni le néocolonialisme ni la question raciale. Elle n’émet certainement aucun avis.
Elle parle simplement d’un lieu du monde. On rencontre parfois des lieux qui sont des sortes de métaphores, de la vie ou d’un aspect de la vie, ou de quelque chose qui me paraît grave et évident, comme chez Conrad par exemple les rivières qui remontent dans la jungle… J’avais été pendant un mois en Afrique sur un chantier de travaux publics, voir des amis. Imaginez, en pleine brousse, une petite cité de cinq, six maisons, entourée de barbelés, avec des miradors ; et, à l’intérieur, une dizaine de Blancs qui vivent, plus ou moins terrorisés par l’extérieur, avec des gardiens noirs, armés, tout autour. C’était peu de temps après la guerre du Biafra, et des bandes de pillards sillonnaient la région. Les gardes, la nuit, pour ne pas s’endormir, s’appelaient avec des bruits très bizarres qu’ils faisaient avec la gorge… Et ça tournait tout le temps. C’est ça qui m’avait décidé à écrire cette pièce, le cri des gardes. Et à l’intérieur de ce cercle se déroulaient des drames petits-bourgeois comme il aurait pu s’en dérouler dans le seizième arrondissement : le chef de chantier qui couchait avec la femme du contremaître, des choses comme ça…
Ma pièce parle peut-être un peu de la France et des Blancs : une chose vue de loin, déplacée, devient parfois plus déchiffrable. Elle parle surtout de trois êtres humains isolés dans un lieu du monde qui leur est étranger, entourés de gardiens énigmatiques. J’ai cru – et je crois encore – que raconter le cri de ces gardes entendu au fond de l’Afrique, le territoire d’inquiétude et de solitude qu’il délimite, c’était un sujet qui avait son importance.
MARIE - Une brise contraire apaisera la tempête de tes yeux, de ta bouche ; laisse ma main posée sur ta bouche et sur ta solitude ; tu n'es plus jamais seul ; sens-moi, sens ma main, crois-moi, Dantale, crois-moi !
(...) parce qu'on n'inflige que les souffrances que l'on peut soi-même supporter, et que l'on ne craint que les souffrances qu'on n'est pas soi-même capable d'infliger.
Le Frère.- (..) On devrait déflorer les gamines dès qu'elles sont gamines, comme ça on ficherait la paix aux frères aînés, ils n'auraient plus rien à surveiller et ils pourraient passer leur temps à autre chose.
Charles : Il ne m'attend pas. Ce que j'ai n'est pas à lui et ce qu'il a n'est pas à moi. Tu ne connais rien du tout.
Claire : Si, si, je vous connais ; vous êtes comme les chiens, vous vous chamaillez mais vous finissez toujours par vous lécher le cul.
Mais je crois que la dernière intelligence s'est depuis longtemps fait sauter la tête à coup de revolver.
Chien jaune bouffé part la gale, dont on s'écartent sans faire attention