Cécile Ladjali

On ne se dit jamais que les gens vont mourir un jour. Or une nuit on se réveille et ils ne sont plus là. La conversation n’a pas eu lieu.

Nous marchons vers la mer. Que fais-tu dans la vie? me demande Nulufar. Je lui explique que je suis musicien, et que je compose; Ma réponse a l'air de la décevoir. Elle rentre la tête dans ses épaules et regarde ses ongles d'orteils vernis qui sortent de ses spartiates. Les lanières de ses chaussures extravagantes grimpent autour de ses jambes jusqu'à ses genoux. Avec son talon elle fait un rond dans le sable. Elle cherche à me provoquer, je l'ai vu dans ses yeux.

Zena trottait devant moi, avec son chapeau de paille et son sourire. Elle voulait absolument se baigner. Chaque année, il fallait marcher de plus en plus loin pour trouver l'eau. Des bateaux échoués nous regardaient passer avec envie, ces mastodontes de fer s'ensablaient. Zena pestait, car elle avait ses pieds nus tachés de cambouis. si j'avais su, j'aurais gardé mes sandales. Elle avait les gestes d'une gamine capricieuse. Elle s'est déshabillée et a vu que sa culotte et son short étaient souillés. Elle s'est avancée dans l'eau ; elle fendit l'eau qui sêcha sur ses cheveux et de nombreuses mêches étaient figées dans le sel.

Ilse et Lenz formaient les deux volets d'un dyptique impossible. De feu et d'eau.

On demande aux enfants de grandir, d'être sûrs d'eux. Or les parents sont souvent plus fracassés que leur progéniture. Il faut composer avec nos angoisses mais aussi avec les leurs. C'est compliqué. J'avoue que par moments, je leur en veux beaucoup. Ils ne se sont pas contentés de me faire inoculer par le pédiatre les souches virales de la rougeole, du tétanos ou de la rage, ils m'ont aussi transmis leur trouille et l'insupportable sentiment de ne jamais être légitime.

La musique est un charme. Un principe dilué, nocturne, insaisissable, sans contour ni consistance. L'énigme de la beauté n'est jamais résolue par la musique, au contraire : elle l'énonce à l'infini.

Je suis la fille d’un fantôme et la propriétaire d’un texte fantôme. La connaissance que j’en ai suffit à l’animer. Je lui confère un souffle et fait entrer la vie dans son enveloppe vide par ma lecture. Mes mains qui en tournent les pages silencieuses les rendent étonnamment loquaces. Mes yeux exhument le sens enseveli et ma faim ravive le carnage insigne. D’ailleurs, les livres sont tous des fantômes qui errent et ne trouvent la paix, une assignation à leur vain périple que s’ils croisent le temps oisif d’un lecteur bienveillant. Ce sont les lecteurs qui arrachent les œuvres à la damnation, aux flammes de l’oubli, à la poussière des heures qui transforment encre et papier en sable.

Il est temps d'en venir au troisième père : le shah. Il est le joug, la censure, l'autorité. Les deux essais que Sadegh a publiés à vingt ans lui ont aussitôt attiré les foudres du régime. Reza Khan entravait toute liberté de parole et de conscience. (...)
La plupart des écrivains risquaient leur vie à commettre des oeuvres. Sadegh s'est construit dans la peur. Il en connaît les subtilités et les mauvais tours, mais c'est aussi grâce à elle qu'il a appris à écrire. La peur a sculpté sa phrase, modelé son lexique, cisaillé ses paragraphes à la manière d'un orfèvre, élevant l'artiste dissident au rang de maître joaillier. (p. 100)

La voisine allemande, Helga Müller, joue un Nocturne de Chopin. Dans les cadres les coeurs battent.

J'en connais qui aimeraient bien être à votre place.
Qu'en sait-il cet idiot? Léo donnerait n'importe quoi pour être comme les autres. L'humiliation est cuisante.

Devant la tombe d’Adélaïde et l’absence définitive, Léo inspire profondément. Il voit le ciel et se demande si les livres content autant de balivernes que les dieux, puis si les dieux sont aussi menteurs que les hommes qui les ont inventés parce qu’ils avaient peur du vide.

Je suis l’auteur et le destinataire comblé de mon propre envoi. Personne n’a tenu le stylo à ma place. J’ai écrit le vide, j’ai posté le vide, et j’ai signé toute ma vie. (p. 212.)

La terre s’effondre sous son propre poids, quand il pleut. J’ai la nostalgie de l’été car j’ai la nostalgie de la vie. La terre est liquide. On entasse des sacs de sable, on consolide les parois avec de la tôle ou du bois, mais l’eau continue à ruisseler.

Les gens vous aiment. Je les respecte, je les écoute, je les connais. C'est quoi vraiment connaître quelqu'un ? Lire en lui. Deviner. Etre avec lui en vrai.

Car se connaître c'est savoir descendre en soi sans chercher à évincer le mal, le laid, le faux. Tout regarder en face. Tout saisir. Ne rien ignorer. C'est ainsi qu'on trouve la vérité et qu'on se trouve [...].

Savoir écrire c'est aussi pouvoir se souvenir.

Savoir écrire c'est aussi pouvoir se souvenir. (p. 145)

Ces merveilleux dessins [ hiéroglyphes ] permettent aux hommes d'être ensemble, ces signes abolissent la séparation, promettent l'éternité. (p. 69)

Il a toujours eu l'intuition que la vraie vie était celle racontée par les livres.

Il pleuvait à verse. Mais pas autant qu'au fond de mes yeux et de mon corps qui savait que ma mère mourait. (p. 178)