J'avais grande hâte de lire Mondes (im)parfaits, surtout quand j'ai découvert que j'avais complètement raté la publication de ce livre fin 2019. Hélas, trois fois hélas, j'ai dû prendre mon mal en patience et attendre que mon conjoint, détenteur officiel du livre, l'ait terminé ! Je dois avouer cependant qu'il ne m'a pas trop fait languir et que j'ai pu assouvir ma soif de découvertes rapidement. Car, oui, Mondes (im)parfaits a été une belle source de découvertes pour moi. Certes, ce sont les célèbres Benoît Peeters et François Schuiten qui m'ont amenée à m'intéresser à ce livre, mais je dois bien dire qu'il a largement dépassé mes espérances. Première découverte d'importance : la Maison d'ailleurs à Yvernon-les-Bains, dont je n'avais jamais entendu parler (honte à moi !) et qui se définit comme un musée de la science-fiction, de l'utopie et des voyages extraordinaires. Je l'ajoute derechef comme étape obligée sur mon itinéraire à venir (la date restant extrêmement floue) des musées suisses, avec entre autres le musée Giger et La Collection de l'Art Brut, plus quelques autres institutions que j'ai envie d'aller visiter depuis un moment. C'est donc ce musée qui a en 2019-2020 proposé une exposition autour des questions de l'utopie et de la dystopie en résonance avec l'univers des Cités obscures, mais aussi avec celui des artistes suisses Sébastien Mettraux, Louis Loup Collet et Thomas Crauzas (à propos desquels je n'ai malheureusement pas pu glaner grand-chose sur le Net).
Ce livre a été pensé au départ comme catalogue accompagnant l'exposition, mais c'est à très juste titre que Marc Attalah précise qu'il peut se lire tout à fait indépendamment. Et alors que les catalogues d'expo sont souvent un peu trop verbeux (en tout cas en France), celui-ci en est le parfait contre-exemple. J'avais mentionné il y a quelque temps l'exceptionnelle cohésion du catalogue L'Univers de George Minne et Maurice Maeterlinck, et je réitère, à ma surprise, avec Mondes (im)parfaits. Il est d'une simplicité presque déconcertante dans sa structure pour les habitués des publications du Louvre (très exigeantes, voire pénibles), du musée d'Orsay et d'autres du même style, avec une première partie en deux essais (oui, seulement deux!) sur les utopies et les dystopies, et une seconde constituée d'un entretien entre Marc Attallah, Benoît Peeters et François Schuiten ; il n'en est pas moins passionnant. Et largement suffisant pour appréhender les concepts d'utopie et de dystopie et amener le lecteur à y réfléchir, ainsi que parfait pour donner envie d'aller plus loin, d'explorer ces deux concepts.
Les essais de François Rosset, sur l'utopie, et de Marc Attalah, sur la dystopie, apportent quelque chose d'essentiel - logiquement nécessaire à tout essai : une théorie sur ces deux genres qui sont également des concepts (argh, il faut que j'arrête d'écrire "concept" toutes les deux lignes !), littéraires, certes, mais qui touchent également à tous les arts, et qui sont un sujet philosophique, sociologique, et ainsi de suite. François Rosset aborde d'une façon que j'ai trouvé très juste la notion d'utopie (ah, ah, vous pensiez que j'allais écrire "concept", avouez!!!) dès les premières lignes : "L'utopie n'a généralement pas très bonne réputation chez les honnêtes citoyens. Elle sert à qualifier ou plutôt à disqualifier des rêveries de toutes sortes qui seraient méprisables faute de pouvoir être réalisées, ou des projets qu'il vaut mieux tenir à distance par crainte de déranger un ordre établi. Ce ne serait pas sérieux, l'utopie, quand ce ne serait pas carrément dangereux." Eh oui, que de fois n'entendons-nous pas ce genre de propos chez les hommes et femmes politiques - toujours conservateurs, en l'occurrence - face à des adversaires politiques, à des chercheurs, qui tentent de penser le monde "autrement". Or, François Rosset explique justement que le propre de l'utopie, ce n'est pas tant d'inventer des règles, des conventions et que sais-je encore qu'il s'agirait d'appliquer à la lettre, mais bien de penser le monde de façon nouvelle. Bien évidemment, il commence par parler de Thomas More et de son livre Utopia, mais il analyse bien d'autres exemples de "récits" utopiques. Pour moi qui, je m'en suis alors rendu compte, n'avais jamais lu de textes utopiques, ça été passionnant de comprendre comment ils avaient été conçus : le fait qu'ils ont longtemps été présentés comme des récits, des témoignages de voyageurs ayant visité un lieu utopique (même si les lecteurs n'étaient pas dupes), d'ailleurs toujours isolé, fermé, souvent insulaire, montre que les auteurs ne souhaitaient tout d'abord pas inscrire leurs écrits dans la fiction mais au contraire les revendiquer comme des outils pour penser le monde. Peu à peu, les hommes ayant voyagé de plus en plus, inventer des lieux imaginaires devenait plus compliqué et c'est la science-fiction qui a pris le relais, où l'utopie s'est alors distinguée comme un monde issu d'une époque future, et donc imaginaire. Et l'air de rien en montrant que les voyageurs ayant découvert des lieux utopiques n'y restent pas, François Rosset nous fait glisser vers la dystopie.
Dystopie dont va s'emparer Marc Attalah, pour lui aussi présenter sa théorie : ce qui différencie, selon lui, fondamentalement la dystopie de l'utopie, c'est la narration. L'utopie est vue de l'extérieure, la dystopie de l'intérieur. La dystopie, c'est l'utopie appliquée à la lettre, et vécue. Ca m'a paru d'autant plus intéressant que j'avais écouté il y a des années Monique Dixsaut à la radio, dont l'hypothèse est la suivante (pour résumer vite) : les dystopies invitent à ne rien changer (de peur de ceci ou cela), les utopies invitent à réfléchir à la façon dont on pourrait changer le monde (en mieux, si possible, hein, vu que le changer pour le pire, c'est à la portée de tous). Or, quand je lisais l'essai de Marc Attalah, j'avais également les propos de Monique Dixsaut en tête ; et je me demandais si justement, la conclusion de Marc Attalah visant à démontrer que l'utopie n'est pas applicable et tend inévitablement à un monde empli d'effets pervers de l'utopie de base, ne tendait pas à inviter à ne rien changer... Et puis j'ai lu l'entretien de Marc Attalah avec Benoît Peeters et François Schuiten, et puis j'ai repensé à la façon dont l'essai de Marc Attalah répondait de façon parfaite à celui de François Rosset, et puis, bref, j'ai réfléchi. Et non, Marc Attalah ne voit pas la dystopie comme un avertissement absolument nécessaire contre l'utopie, mais bien comme un outil servant à penser le monde, à le critiquer. Ce qui fait qu'on en revient à l'utopie, et qu'on voit bien comme les deux auteur n'ont pas écrit chacun de leur côté, mais au contraire écrit sur deux sujets qui leur semblent indissociables, sorte d'hydre à deux têtes qui donnent deux visions complémentaires d'un même sujet. Et dans les deux cas, utopie ou dystopie servent d'outils critiques et de réflexion sur la société.
Je vais passer rapidement sur l'entretien avec le duo Peeters/Schuiten. Il a toute son utilité, et permet de pousser un peu plus loin les réflexions que le lecteur aurait pu amorcer en amont, ou encore de les rendre plus concrets. Si les auteur des Cités obscures expliquent bien que ce ne sont pas les notions d'utopie et de dystopie qui ont été le déclencheur de la série, mais bien l'imaginaire des villes, il est clair que penser la ville oblige à penser avec les outils de l'utopie et de la dystopie. Il y a d'ailleurs un moment qui m'a marquée : celui où Benoît Peeters évoque Calvani, une cité de serres verdoyantes qu'ils ont inventée mais peu développée, et dont il dit que François Schuiten en tirait un pur plaisir de dessinateur, alors que lui se disait que toutes ces vitres devaient être un véritable enfer à nettoyer ; je me suis même fait la remarque que lorsque je voyais les dessins de Calvani, j'avais envie d'en voir toujours plus, que j'étais portée par cet univers aux airs merveilleux, mais que lorsque je visitais des serres ou que j'en voyais de l'extérieur (et j'aime beaucoup fantasmer sur les serres et les jardins d'hiver, ces espèces de mondes miniatures envahis par la verdure), je me plaignais facilement du fait que les vitres étaient sales, que les plantes étaient parfois mal soignées, qu'on mettait trop peu de moyens pour s'en occuper, etc.
Finissons. Oui, le livre coûte 28,50€, mais c'est véritablement un beau livre, qui nous fait découvrir à la fois des dessins de François Schuiten et ceux issus de la collection de la Maison d'ailleurs ; les couvertures de pulps et illustrations posent d'ailleurs très vite la question de la frontière entre utopie et dystopie ! Mais c'est un livre qui est aussi une réflexion poussée, bien que concise et très abordable, sur le couple terrible utopie/dystopie. Il s'est révélé pour moi la meilleure des introductions à ces concepts (ah ben oui...) ainsi qu'un déclencheur, puisqu'il donne envie de lire, de regarder des films ou des séries, de lire des comics... et bien entendu de lire ou relire Les Cités obscures, avec un regard éclairé. Un dernier mot : ici, on n'a pas la "culture" versus les "sous-cultures". Superman a sa place pour penser l'utopie et la dystopie aussi bien que Thomas More et George Orwell, n'en déplaise à certains.
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