Citations de Georges Banu (143)
Les mots ont d’abord une énergie qu’ils perdent ensuite : ils se sclérosent. Changer les mots vous permet de retrouver la vie.
(p. 39)
Les cerisiers n’apportent plus aucun bénéfice économique, car même la vieille recette pour en faire de l’alcool, dit Firs, a été perdue… ainsi ils ne sont plus que source de beauté passagère et de projection mentale. Tchekhov les rend entièrement « inutiles » sur le plan financier, sans que leur portée symbolique soit pour autant affectée. Disons même qu’elle en sort agrandie, car libérée de toute légitimité autre. La cerisaie se constitue en figure de cet inutile que le capitalisme se chargera d’exclure tout comme le communisme, deux versions d’une même pensée « économique ».
(p. 27)
Cet exercice [un monologue et non pas un récit à plusieurs voix] peut se dissocier du registre dramatique, et surprendre autrement, car le grand acteur roumain Marcel Iureș, mis en scène par Alexandru Dabija, a ébloui lorsqu’il a conté les histoires d’Ion Creangă, en conviant des personnages, en conservant les commentaires de l’auteur, en suscitant un rire libérateur grâce, justement, à l’irrespect de toute frontière. Seul en scène, il animait un monde ! Non pas un monde avec des héros mythiques, mais un monde de gens ordinaires qui, successivement, s’animaient devant nous prenait vie par la force détonante des mots et du génie d’un acteur… seul, conteur parfait !
(p. 235)
[...] nous le savons au plus profond de nous-mêmes, perdurer, coûte que coûte, c'est une erreur.
(p. 264)
Une passion partagée peut servir d’amorce à une amitié, garantir une confiance et fonder un dialogue.
(p. 237)
Ma porte, je la ferme avec obstination- impossible de la garder ouverte - et ainsi, symboliquement, je me réfugie derrière elle. Elle me protège....quand tant d'autres peuvent être franchies, claquées, entrebâillées, portes distinctes de celle qui permet d'un côté la concentration et le retrait, et de l'autre l'exploration immobile du monde. (p.14-15)
Tout objet acheté à l'étranger est une réserve de mémoire. Le Christ baroque posé au mur m'empêche d'oublier l'instant passé avec des amis dans une boutique poussiéreuse de Caracas, l'ange polychrome légèrement détérioré me rappelle la dame qui, à Santiago, me disait "J'aime sa blessure à la tempe" et la statue du petit moine qui régit sur le bureau me console d'un marchandage malheureux dans une foire japonaise. Ces pans de vie comment les aurais-je préservés sans de pareilles aides ? Les objets conservés sont de véritables repères d'orientation dans un passé qui sans cela risquerait de se défaire. Ils le sauvegardent encore. Il y a là du proustianisme délibéré (p. 70).
Dans les sociétés communistes de l'Est, le théâtre a servi d'agent perturbateur et, malgré son statut minoritaire, il a engendré de forts phénomènes de résistance, de refus de la censure et de défense de bon nombre de valeurs occultées par le pouvoir en place.
(p. 38)
L'écrivain et l'acteur en exil procèdent à des choix individuels et leurs défis s'apparentent. Ils livrent combat avec la langue ! Aussi bien celle d'accueil que celle de départ qui, souterrainement, repousse pareille à « une mauvaise herbe », m'a mis en garde un jour Emil Cioran. Comment jouer ? Comment écrire à l'étranger ? Comment se débrouiller en « Arlequin valet de deux langues » ?
(p. 217)
Les Récits d’Horatio : ainsi ai-je intitulé cette constellation de portraits et de paroles. J’ai adopté le statut d’Horatio, mais sans avoir eu un seul Hamlet, un seul modèle. Il y en a eu plusieurs et la relation, toujours la même, s’est démultipliée sans se dégrader. J’ai vécu à “l’ombre” non pas d’un grand ami, mais d’une pluralité d’amis, sans les trahir ni les décevoir. Non pas dévoué à l’Un, mais à plusieurs, pareil au gamin qui, devant l’injonction de sa mère de choisir un gâteau parmi l’étalage d’une confiserie répondit : “Mais maman, j’en veux plusieurs.” Amour pluriel… preuve d’immaturité ? Manquement qui me définit sans pour autant le regretter.
(p. 263)
Le lustre s'allume et s'éteint aux extrémités du spectacle, mais ses ressources poétiques sont plus diffuses. Il joue sur l’ambiguïté crépusculaire des pauses incertaines, sur l'« entre-deux »... Qu'il se rallume à peine, et la salle en suspens jouit de ce que l'on appelle « un précipité ». Puis le lustre s'éteint de nouveau et procure ainsi au spectateur le sentiment d'avoir rêvé. Entre le plein feu initial et la chape nocturne qui lui succède, l'entracte, de nos jours souvent délaissé, marque une coupure plus nette, une faille ; alors que « le précipité » est une transition presque onirique. Ni veille ni sommeil. Le lustre est la paupière qui bat entre les deux états (p. 48).
Lucian Pintilie, le premier, a reconnu chez Lioubov la parenté avec Winnie de « Oh les beaux jours » qui lui succédera, mais si l’héroïne beckettienne s’enfonce dans le sable, chez lui, la maîtresse russe se laisse engloutir dans un champ de blé. C’est de là qu’elle lève les yeux vers le ciel et égrène, de même que chez Beckett, la somme d’insignifiances que peut constituer une vie. Le blé, sable doré…
Pintilie raconte l’origine de cette métaphore : un jour, conducteur débutant, il rate un virage pour atterrir par miracle dans un champ de blé où il s’enfonça comme dans un matelas béni. Dans l’abri protecteur du blé, il déclina fugitivement sa vie. L’accident fut converti et intégré, comme chez les poètes, dans la mise en scène qui ainsi, à l’insu du spectateur, préservait une trace autobiographie. De ce spectacle, ceux qui l’ont vu n’ont pas oublié le champ de blé où Lioubov, telle une poupée de porcelaine, avouait ses fautes et invoquait le pardon. « Beaucoup de péchés lui sont remis parce qu’elle a beaucoup aimé. » (Luc,VII.)
(p. 87)
Même en démocratie, il y a des dérives que l’on peut pointer et mettre en cause. Entre la politique et le théâtre, il y a des ressemblances que toute situation conflictuelle affirme avec une évidence exaspérée.
(p. 231)
La beauté éphémère
Le verger légitime sa raison d’être par la splendeur éphémère des cerisiers en fleurs. Elle envahit le regard et comble l’âme pour quelques jours seulement : cette beauté-là fascine parce qu’elle est fugitive. Il faut la saisir et en garder le souvenir.
Et le théâtre aujourd’hui ne fonde-t-il pas son identité sur cet éphémère qui en explique l’attrait qu’il exerce encore, éphémère par ailleurs assimilé à une faiblesse à l’heure où se développe le goût pour la mémoire mécanique, enregistreuse ? Celle-ci préserve, archive, sans jamais pouvoir obtenir l’éblouissement de l’expérience théâtrale qui se trouvera toujours à la source de l’autre mémoire, la mémoire vivante. Voir un beau spectacle est synonyme de voir la cerisaie en fleurs. Le temps d’un souffle. Mais le souvenir peut marquer une vie.
Voilà les arguments qui nous permettent d’assimiler le théâtre à la cerisaie. Cette parabole ne peut qu’intéresser ces inquiets que nous sommes. Quoi faire ?
(p. 163)
Ion Druţă, auteur moldave, partage mon enthousiasme pour Vladimir Vyssotski que, pris à la gorge d’émotion, j’ai vu à Paris dans le Hamlet de Lioubimov ou que j’ai entendu crier son chant Les Loups dans une petite salle de la Sorbonne. Combien de fois ne l’ai-je pas écouté, ce cri rageur venu de la Russie communiste, qui m’emportait à Bucarest et soulevait la tristesse à Paris ? Druţă est resté silencieux face à mes aveux. Après une pause, il s’est remis à parler : “Je vais vous raconter sa mort ! Comme d’habitude, une nuit, Vladimir se saoulait avec des copains dans son appartement à Moscou et, comme d’habitude, il a fini par crier, jurer, briser des objets. Exaspérés, ses amis l’ont ligoté et lui ont cloué la bouche, par mesure de précaution ! Il a crié, s’est débattu, et il est mort d’une crise cardiaque.” Ce n’est pas la politique, mais la réalité quotidienne qui l’a étouffé. C’est elle qui a rendu muette la voix de la Russie rebelle. Vyssotski a été un volcan asphyxié par sa propre lave, un artiste vivant tué par l’abus de vie, dans le pays où l’on disait que “le communisme est soluble dans l’alcool”.
(p. 239)
Le passé rassure le présent et celui-ci, par syncopes, s'enivre de l'esprit du passé. Parce qu'il a disparu, on recherche le plaisir d'hier et, parce qu'il ne peut pas durer, on en ressent la nostalgie et la beauté. Mais entre les deux extrémités quelque chose nous a rassurés : cette lumière où, quelques instants, on a vécu. Elle n'a rien de brûlant, ni même d'excitant, c'est un miroitement qui nous plonge dans le jeu de la vie. L'esprit du lustre, le temps d'un soir, nous ravit.
Cette émotion ne provient que de la présence. La lumière peut être mémorable, le vécu sera toujours ancré dans un lieu et un temps. Comme l'amour et le théâtre, deux variantes de l'instant incandescent. La lueur du lustre est un phare tremblant dans un monde aux contours agités (pp. 26-7).
Le théâtre connaît une alternance inlassable entre le collectif et l’individuation et elle est inépuisable !
(p. 211)
C'est Isabelle Huppert, dans « Mesure pour mesure » mis en scène par Peter Zadek, qui m'a révélé le pouvoir poétique du regard « à travers les larmes ».
(p. 257)
Georges Banu a été pour nous, gens de théâtre, un éclaireur qui a su, avec finesse et perspicacité, restituer le récit de la scène moderne dont il a été plus qu'un spectateur-témoin, un de ses fervents acteurs, sur la ligne de crête entre théâtre et vie. Il en a brillamment décrypté les arcanes, exalté sa grandeur sans en méconnaître les misères, analysé ses pouvoirs et ses séductions, scruté ses paradoxes les plus subtiles.
Il avait accompagné depuis tant d'années la scène contemporaine de son regard pénétrant qu'on a du mal à imaginer une « Cerisaie » qui ne soit pas relayée par sa réflexion critique, un Shakespeare qui ne soit pas mis en dialogue avec les grandes créations du passé dont il était la mémoire. À lui seul, Georges Banu était une bibliothèque du théâtre !
(p. 7, extrait de la préface de Guy Freixe)
Après discussion, un brocanteur accepte, avec amertume, le prix offert pour un objet que "j'oublierai vite" conclut-il. L'oubli comme revanche (p. 64).