J’ai remarqué la couverture du livre « Le monarque des ombres » de Javier Cercas dès sa parution.
Cet enfant dans son costume militaire, la tête à demi-baissée, semble interroger. On peut deviner une cigarette dans sa main, pudiquement cachée par le politiquement correct du moment. Inquiet, il regarde la caméra et malgré tout, se laisse photographier. Mais, c’est sa jeunesse presque imberbe qui frappe !
Devenu, sans le vouloir, le héros d’une famille, notamment pour la mère de Javier Cercas, cet homme est son grand-oncle. Et, il est mort lors de la bataille de l’Ebre. Son nom est Manuel Mena, son habit celui des franquistes. Et, Javier Cercas affronte la honte, presque chaque jour, d’avoir ce héros martyr mais phalangiste, lui l’homme de gauche convaincu !
Quatre-vingt ans se sont écoulés et Javier Cercas a fait paraître une œuvre littéraire de plus d’une dizaine de livres où est présente cette guerre entre frères qui empêche une nation de solder son passé et qui certainement à précipiter le second conflit mondial.
Ce livre raconte l’enquête que doit mener Javier Cercas pour dépasser ce trouble. Parce-que sa mère devient veille, parce-qu’il faudra peut-être vendre la maison familiale à sa mort, parce-qu’après cela, il ne restera plus rien des racines familiales, Javier Cercas surmonte ces appréhensions et essaye de comprendre ce tout jeune homme qui a fait le mauvais choix pensant défendre des idées qui n’étaient pourtant pas les siennes. En remontant le fil du temps, en rencontrant les survivants, les compagnons ou les ennemis du moment, tous attachés à la même terre, au même village, voisins et presque cousins, de génération en génération, l’auteur va rechercher les circonstances de ces déferlement de violence qui auront des impacts indélébiles pour les générations suivantes.
En faisant référence à L’Odyssée où Achille rencontrant Ulysse se lamente de n’être plus que « le monarque des ombres » alors qu’Ulysse va poursuivre sa vie auprès des siens, Javier Cercas discute toute l’ambiguïté de la posture de son héros familial. Comme un père face à un fils, l’auteur va dépecer cette mythique histoire familiale pour retrouver l’humanité de ce jeune homme que rien ne prédestinait à mourir de ce côté ni de cette façon-là.
Presque en même temps que la parution du livre, l’Espagne s’interrogeait sur la possibilité de déplacer la dépouille de Franco du mausolée construit en 1940 pour célébrer la victoire sur les républicains après trois ans de guerre civile. Cette décision divisait complétement la nation montrant ainsi que les blessures ne se sont pas refermées. A l’époque, le chef fasciste avait fait déplacer, sans autorisation des familles, les dépouilles de quelques républicains pour donner bonne conscience. Pourtant, tous les 20 novembre, anniversaire de sa mort, ce lieu est le lieu de recueillement des nostalgiques du régime dictatorial. Du coup, la démarche de l’auteur a été accusée de toutes parts. Et, pourtant, quoi de plus normal que de vouloir comprendre les actions, les faits, les circonstances qui ont amenés nos ancêtres à agir comme ils l’ont fait ! Une fois dépassée la honte de leurs actions, il faut aussi surmonter la peur de blesser ceux qu’on aime. Et, pourtant, comment déterrer des secrets de famille sans blesser les vivants ! Et, lorsque c’est une mère qu’on ne veut pas blesser, le chemin est encore plus escarpé ! Pourtant, qui mieux que ce fils pour lui dire la vérité ! Mais, cette vérité, est-ce qu’elle ne la connait pas déjà ! Il faudra attendre la fin du livre pour que le lecteur comprenne, comme le fils d’ailleurs, l’importance de tout ce cheminement !
L’enfant que Manuel Néra était, s’est retrouvé pris dans des griffes de batailles d’adultes sans en mesurer les conséquences. Comme le dit justement Javier Cercas, ce sont des enfants qu’on envoie à la guerre. C’est vieux comme le monde !
Outre cette partie d’enquête, Javier Cercas retrace l’histoire de ces quelques mois où les franquistes ont réalisés leur coup d’état. A la manière « de ne pas y toucher », il s’interroge sur la différence entre le style journalistique qui enquête sur le terrain et celui de la littérature qui prend des libertés avec la réalité. En revendiquant que son récit soit autobiographique, Javier Cercas nous balade gentiment : puisque c’est bien en « littérateur » qu’il nous happe ! Mais, il faut savoir prendre son temps à cette lecture car la réflexion n’est jamais loin et le retour à l’historique nécessaire pour se confronter à la réalité.
Le talent de Javier Cercas nous entraîne à considérer l’histoire sous l’angle de la responsabilité afin que les ancêtres résonnent en nous et s’inscrivent ainsi sur nos descendants. Parti-pris difficile mais que l’auteur choisi pour se réconcilier avec son passé. Pourvu qu’une nation puisse l’entendre !
Je remercie mon beau-frère, Alain, qui a accepté de me le prêter malgré sa difficulté à s’en détacher. Car, sans ce partage, je n’aurais pas découvert ce roman et le regard de Manuel Mena ne m’aurait pas autant troublée.
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