Antonia est photographe de mariage depuis qu’elle s’est mise à son compte. Lorsque s’ouvre le roman, elle finit de photographier un énième couple sur un port en Corse. En fin de journée, elle rencontre son ancien ami croate, Dragan, engagé maintenant dans la légion. Il passe une douce soirée ensemble…Puis, la nuit se termine. Elle revient chez elle. Mais, en rentrant, elle est victime d’un accident de voiture et meurt sur le coup.
Son oncle, parrain et prêtre aussi, est chargé par sa sœur de célébrer la messe de ses funérailles. Avant qu’il ne voue sa vie à Dieu, c’est lui qui a offert à Antonia son premier appareil photo. Lui qui l’a regardée danser le tango avec le fils de sa compagne. Lui qui l’a encouragée à vivre sa vie, à sortir du chemin tracé du conformisme social. Lui qui doit aussi guider la douleur de ses paroissiens vers la « grandeur de Dieu » !
Sauf que la chaleur dans cette petite église de village, les chants polyphoniques et sa tristesse l’empêchent de se retrancher derrière le cérémonial dévolu à ce genre d’office. Il va se laisser aller à raconter la courte vie de sa filleule, aidé par Simon, le gamin du tango qui lui aussi va donner corps à cette Antonia afin de conjurer les perceptions de cette mort prématurée.
Pour l’ancien prix Goncourt, au delà du romanesque, le livre est aussi l’occasion d’interroger des sujets chers dont Antonia se fait l’écho.
Avant d’être photographe d’événements privés, Antonia a travaillé à la rubrique faits divers de la gazette locale. Au fil de ses souvenirs, son parrain rapporte ses souhaits de devenir un super reporter qui ferait LA photo qui la rendrait célèbre et la sortirait de sa routine professionnelle et privée.
Avec Olivier Rohe, Jérôme Ferrari a publié en 2015 « À fendre le cœur le plus dur » où ils s’interrogeaient sur la manière de rendre compte de la violence en temps de guerre, ses diverses représentations (la photo, la légende, la littérature descriptive) et sur le pouvoir des mots par rapport aux pouvoir des images. A partir de centaines de clichés, les auteurs ont reconstitué le parcours de Gaston Chérau, photographe du début du siècle, qui a publié la première photo de journalisme de l’histoire » Arabes pendus sur la place du Marché–au-pain. Tripoli en 1911″. A travers des lettres envoyées à sa femme, ils rapportent que Chérau s’interroge sur la portée de ses photos, leur contexte, leurs conséquences pour lui mais aussi pour le regard que vont porter ses compatriotes sur les événements qu’il montre. On retrouve les mêmes préoccupations avec Antonia sur les différents attentats qui endeuillent son île et qu’elle couvre au fur et à mesure de ses reportages.
Faut-il publier, ou pas, une photo qui montre l’innommable? Antonia choisit de ne pas publier ni celles du conflit dans l’ex-Yougoslavie ni celles des différents assassinats qui ont ruiné le mouvement indépendantiste en Corse.
La photographie de ce petit garçon rejeté par la mer et échoué, mort, sur une plage le nez enfoui dans le sable a choqué tout le monde. »Aucune photo, aucun article n’a jamais jusqu’ici provoqué aucun choc si ce n’est peut-être le choc inutile et éphémère de l’horreur et de la compassion. » Que faisons-nous ? On s’indigne, on s’émeut car … »(…)c’est impossible de regarder ses choses en sachant qu’on ne peut strictement rien y changer. On n’a pas le droit d’attendre ça d’eux.(de nous) La seule chose qui est en leur pouvoir, c’est détourné le regard. Ils s’indignent. Et, puis ils retournent le regard. » Jérôme Ferrari absout notre « indifférence » en la transformant en impuissance et du coup, nous libère de cette culpabilité qui englue.
Où est l’obscénité qu’Antonia décrit à son parrain? « Toutes ces précautions, les subtilités de cadrage, l’abonné conscience du hors-série champs, les répugnantes pudeurs, la jouissance. » Est-ce lorsque le photographe « jouit » de son sujet, c’est à dire qu’il aime, qu’il se régale de cadrer l’insoutenable, qu’il s’en réjouit tellement d’avoir pris la Bonne, la Superbe photo…qu’il en oublie son humanité, sa bienveillance et son empathie pour son sujet et pour par exemple, ne pas poser son appareil et porter secours. « Mais surtout, écrit-elle à son parrain, ils aiment ça, ils adorent ça, tous, et moi aussi. «
Et, comment les reconnaître, nous le public, ces photos obscènes ? Je crois sincèrement que l’œil du public s’est un peu éduqué au fil des années. Mais, nous ne sommes absolument pas à l’abri d’un retour en arrière. Alors, continuons à nous éduquer aux médias pour permettre à tous, y compris la jeunesse, d’avoir les armes nécessaire pour lutter contre les propagandes de toutes sortes !
Jérôme Ferrari pense que la légende de la photo explique le contexte et l’enrichi. Mais, qu’est-ce qu’une légende? Comment l’écrit-on? L’auteur nous rappelle ce qu’on a reproché à Kévin Carter au sujet de sa photo dont la légende était « Une petite fille, affaiblie par la faim qui s’effondre sur le chemin d’un centre d’approvisionnement alimentaire à Ayod »en 1934. A priori, Kevin Carter n’aurait rien pu faire de plus pour l’enfant. Mais sa légende mensongère et racoleuse a instrumentalisé les réactions de soutien -et celles de rejet- et du coup, y est certainement pour quelque chose dans l’obtention de ce prix. Est-ce lui ou le journal qui a écrit la légende? En tout cas, un jour après la remise du prix, il s’est suicidé !
Le constat fait dans ce livre est que la littérature ne peut rivaliser avec la puissance d’une image. En épigraphe, Jérôme Ferrari donne la légende de la photo qu’il replace au cours du chapitre, dans son contexte en la décrivant, en racontant la démarche de son photographe et en imaginant ce que la photo a changé pour ses contemporains mais aussi pour le photographe lui-même. Du coup, aucune image présente, juste des descriptions, si bien écrites que j’ai eu envie d’en lire à haute-voix pour les enregistrer.
A travers la description de l’engagement politique de Simon et surtout de Pascal B (sorte de concentré entre Pascal Paoli et d’autres) le petit ami officiel d’Antonia, l’auteur revient sur son engagement politique et les idéologies nationalistes corse des années 90. Ces mouvements que la violence et les motivations crapuleuses ont gangréné ont dégénéré au fil des années. Les conflits fratricides sont l’image de ce 20ème siècle : ceux des Balkans, ceux de l’ex-Yougoslavie et évidemment, ceux de Corse. Ces frères, ces cousins et ces familles sont devenus ennemis pour du pouvoir et se sont entretués en oubliant les liens du sang. Cette tragédie, la Corse l’a vécue, les Balkans aussi! Antonia garde ses photos dans une boîte que ses proches retrouveront après sa mort.
Comme à chaque roman, Jérôme Ferrari s’interroge sur la religion. Ici le personnage de l’oncle à l’histoire particulière lui permet à la fois de décrire le culte et les dogmes, d’en expliquer la fonction et, bien sûr, de s’en distancer. Non croyant, l’auteur semble garder une sorte de mysticisme qu’il interroge à chaque roman.
« A son image » est mon vrai coup de cœur de cette rentrée littéraire. Ce roman est profond, poignant et percutant. Sa langue fait des circonvolutions magnifiques, jamais empêtrée, toujours limpide. Sans y prendre garde, Jérôme Ferrari entraîne son lecteur avec son histoire romanesque simple et réaliste vers des réflexions et questionnements philosophiques. Un excellent moment de lecture !
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