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Citations de Josyane Savigneau (38)


Josyane Savigneau
Le monde des livres du 3 mai 2007.

Né en décembre 1938, Jacques Henric a vécu sa petite enfance dans la guerre. A 20 ans l’attendait une autre guerre, qui ne disait pas son nom, celle d’Algérie. Il a été enseignant, et communiste jusqu’au début des années 1970. Il a été proche du groupe littéraire Tel Quel, et, depuis maintenant trente-cinq ans, participe à l’aventure d’Art Press, au côté de Catherine Millet, qui partage sa vie [voir plus bas]. Il a publié pour la première fois en 1969 (Archées, Seuil, "Tel Quel"). Vingt-deux livres ont suivi, romans et essais.

Celui qui paraît aujourd’hui, Politique, n’est ni un roman ni un essai. C’est un livre de mémoire éclatée — "je ne raconte pas toute ma vie", dit-il —, mais pas infidèle. C’est un récit alerte, à la fois grave et drôle, un texte de combat aussi, ne dédaignant pas la veine pamphlétaire, marqué par un grand souci d’honnêteté, "un désir d’être le plus juste et le plus vrai possible".

" Je me suis aperçu que mes amis les plus jeunes ne savaient rien de notre histoire, explique Jacques Henric. J’ai voulu leur raconter comment un certain nombre de gens, dont j’étais, avaient vécu la seconde moitié du XXe siècle. Comment, pour nous, littérature et politique ont entretenu des liens constants. Comment on pouvait être à la fois communiste et antistalinien. Comment nous avons été affrontés à une amnésie et à une falsification à propos de l’écroulement de la France en 1940 et de Vichy. Comment nous avons subi le traumatisme de la guerre d’Algérie. Pourquoi nous avons admiré le maoïsme. Quelle littérature nous avons aimée, défendue. Et pourquoi nous avons écrit. J’ai voulu dire nos passions et nos erreurs. Ce n’est pas une autocritique, je déteste ce mot soviétique, c’est simplement regarder et comprendre ce que nous avons fait, dans telle ou telle circonstance historique."

En quatre temps, "Comment on est ce qu’on devient", "Les mémoires qui flanchent" (cf. Extraits, p. 167 à 185), "Comme le temps va", "Adieu aux hippopotames", Jacques Henric se raconte et remet quelques pendules à l’heure. Avec vivacité parfois, avec verve, mais sans aigreur et sans ressentiment. "J’ai eu envie d’en finir avec ce refus de faire l’Histoire qui a cours, de combattre le déni de l’Histoire. Et aussi de m’opposer à ce "A bas les modernes" qui devient à la mode chez certains intellectuels. Quand je vois qu’on essaie d’annexer Barthes pour grossir les rangs de ces anti-modernes ! On assiste, partout, à une tentative de restauration, que je pense sans lendemain, mais que je trouve détestable." [1]

Si, comme Jacques Henric, on pense que, nécessairement, l’Histoire doit être faite, que Marguerite Duras, Maurice Blanchot et bien d’autres, devenus intellectuels de gauche après-guerre, n’ont rien gagné à cacher leurs compromissions ou leurs anciens penchants pour la droite extrême, on lira avec passion Politique.

Talent pour les croquis

On y croise de grandes et de petites figures politiques et littéraires, d’Aragon — avec ce qu’il faut d’admiration comme de recul devant "cet homme complexe et immense" — à Eugène Ionesco, d’André Stil à Jacques Laurent, de Jacques Duclos à Jean Kanapa, de Louis Althusser à Roger Garaudy, de Pierre Klossowski à Jean Genet, de Jean-Edern Hallier à Bernard-Henri Lévy, ou encore à l’étrange Alain Ravennes, écrivain mort jeune, du sida, mais lié un temps à Art Press, dont Henric dévoile la personnalité double et trouble.

Non seulement Jacques Henric a une bonne mémoire, mais il a un grand talent pour les croquis, comme pour la description de scènes du quotidien ou de moments d’histoire. Ainsi d’Aragon, revenant avec Henric, dans une DS noire conduite par un chauffeur du Parti communiste, sur les lieux où il avait failli mourir pendant la Grande Guerre, citant Joyce : "L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller" et ajoutant : "Tu comprends, p’tit, pourquoi mes amis et moi (...) on a fichu un beau désordre dans la littérature ?" Ou le même Aragon, croisé à Toulon en 1970, "vieux dandy jouant les éphèbes", "dépouillé de sa vieille peau d’hétéro, entamant une nouvelle vie, rêvée sans doute par lui depuis longtemps. Lui, sans complexe, libre, émouvant d’une certaine façon".

Henric prend plaisir à faire des portraits vifs et précis de ses amis. Denis Roche, poète météore, magnifique traducteur d’Ezra Pound. "J’aime son côté dandy (ses fameux noeuds papillons...), son indépendance, sa désinvolture, son anticonformisme, son humour." Pierre Guyotat. "Je garde aujourd’hui la nostalgie de ces nuits au cours desquelles, dans un long soliloque, Pierre évoquait son enfance, sa famille, la Résistance et la déportation de certains membres de celle-ci, son séjour dans l’armée en Algérie." Philippe Sollers. "Les apparences sont trompeuses : le "mondain", le "médiatique" Sollers est de tous les écrivains que j’ai connus un de ceux qui protège le plus sa vie privée et son travail d’écrivain. Il est, paradoxalement, un des plus solitaires."

On n’en a jamais fini non plus avec ses anciens amis, dont on comprend mal ce qu’ils sont devenus. D’où l’évocation attristée et émue de l’amitié qui a lié Henric à Philippe Muray. " Quand on arrivait chez lui pour dîner, on le trouvait sur le pas de la porte pour nous accueillir, clope au bec, bouquin à la main, et charentaises aux pieds. Comment voulez vous qu’un adepte du chausson typiquement français (...) ait pu vivre sereinement l’envahissement de notre civilisation occidentale par des gadgets produits de toute évidence par la "post-Histoire "." Mais Muray a échoué, comme romancier, à faire sienne l’exigence d’un de ses grands hommes, Céline, que l’écrivain mette "sa peau sur la table". Il en a conçu une aigreur extrême et "a eu beau jeu, alors, de se faire l’inquisiteur et le procureur de petits "monstres" pas faits sur son modèle d’homme aux charentaises : pédés, gays and lesbians, pacsés, raveurs (...) tous ces dangereux contestataires de l’ordre patriarcal (...). Oublions tout cela, et retrouvons le Philippe Muray que Catherine et moi avons connu, avons aimé " [2].

On le voit, Jacques Henric ne biaise avec rien. Il ne se ménage pas et ne ménage personne. "Il ne s’agit ni de condamner ni de battre sa coulpe, mais de dire, précise-t-il. De dire enfin, par exemple, que cette avant-garde que nous étions n’a jamais été soutenue par la gauche. On a même vu ce paradoxe : tandis que je critiquais de manière positive les écrivains de Tel Quel dans la presse communiste — avant 68, après je ne pouvais plus y écrire —, Le Monde les combattait. Nous n’avons pas appartenu à la gauche bien-pensante. Elle nous détestait. Nous ne l’aimions guère non plus. Aujourd’hui, je n’aime pas plus son penchant pour le centrisme. Et je suis assez sidéré de voir se propager l’idée que la politique devrait être un lieu de consensus. Moi, je continue à penser que la politique est un lieu d’affrontement. Il faut de la place pour le négatif."

Il est parfois dur, mais jamais bassement injurieux. Toujours lucide. En décrivant comment peut se développer une psychose de groupe, comment Tel Quel a pu peser sur certaines personnalités fragiles, voire les "broyer". En combattant frontalement la droite littéraire, les "grognards" et les "hussards", sauvant tout juste Morand, " mais qui n’est tout de même ni Céline, ni Genet, ni Aragon ". En dénonçant énergiquement "le rôle néfaste" joué selon lui par la revue L’Atelier du roman. En pointant certaines incohérences. "Il a fallu une bonne dose de mauvaise foi aux critiques de l’époque, hostiles à Tel Quel, écrit-il, pour nous reprocher notre formalisme, notre abstraction, notre hermétisme, l’absence de contenu de nos livres, en un mot notre refus du réel !... Les mêmes, soit dit en passant, qui, quelques années plus tard, étrangement nostalgiques d’un avant-gardisme littéraire pur et dur qu’ils n’avaient eu de cesse de conchier, nous accuseront (notamment Sollers, quand il écrira Femmes, moi quand je publierai chez Grasset), d’avoir retourné nos vestes, bradé nos théories, trahi notre passé."

" Comme l’a souligné Debord, commente aujourd’hui Henric, les avant-gardes doivent se dissoudre quand elles ont fait leur temps, à tous les sens du terme : avoir modelé son époque et avoir terminé son parcours."

Le Parti communiste, l’amnésie vichyste, la guerre d’Algérie, l’avant-garde littéraire et artistique. C’est autour de tout cela qu’Henric déploie le film de sa vie. S’il lui fallait un titre, ce serait " On a raison d’être moderne, de se passionner pour son temps, la politique, les livres. " Et, à la fin, s’inscrirait sur l’écran une dernière phrase : " Il faut résolument aimer la littérature. "
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Josyane Savigneau
La tranquille victoire de Philippe Sollers
par Josyane Savigneau

Dix ans après l’explosion de « Femmes », voici « le Secret », un roman qui va surprendre autrement : intime et pourtant planétaire, conjuguant l’art de la guerre et le triomphe du style.

Voici donc aujourd’hui le Secret, le vingt-cinquième livre de Philippe Sollers, qui apparaîtra comme plus romanesque et moins ardu que d’autres, s’affirmant comme une évidence et le fruit d’une longue patience. 1957-1992 ; vingt et un ans — cinquante-six ans : une vie d’homme. Une vie passionnée d’écrivain, reconnu dès ses débuts dans ces colonnes — dans lesquelles, depuis 1987, il écrit régulièrement.

Trente-cinq ans d’écriture quotidienne, de luttes, de folies, de bifurcations, de fausses pistes parfois, d’effervescence, d’application aussi, pour en arriver, comme si quelque chose irrévocablement était accompli, à la simplicité, à se mettre devant sa table comme au piano et à commencer :

J’ai atteint mon désir : un après-midi de pluie et d’ennui, la solitude, le silence, l’espace ouvert à perte de vue devant moi, l’herbe, l’eau, les oiseaux. Aucune excuse, donc, pour le cerveau et la main, leur accord et leur traduction directe. J’avance gris sur gris comme dans d’éclatantes couleurs. Je n’ai plus qu’à être présent, précis, transparent, constant. Faut-il faire confiance aux petites phrases qui arrivent là, maintenant, peau, rire, caresses, tympans, volonté masquée, insistance, plume, souffle, pulsation, saveur ? Allez, le rêveur, musique.
Tout cela pour dire qu’on a d’abord envie de recommander la lecture de ce roman à ceux qui ne croient pas que Sollers s’inscrive dans la grande tradition de la prose française classique.

L’argument romanesque du Secret est assez simple (et la référence à Graham Greene, au début, explicite). Un agent secret français, Jean Clément, marié à une femme d’origine bulgare, père d’un enfant de dix ans, avait rédigé un rapport annonçant un attentat, à Rome, contre le pape. On n’a tenu aucun compte de cette note, qui a disparu. L’attentat a eu lieu. Clément a basculé du côté de ceux qui ont dit trop tôt des vérités pas bonnes à dire. Il entre dans le cycle " suspicion-persécution-mutation ". On passe au crible sa biographie, on fouille le passé de sa femme (il songera même à se suicider, avec elle et l’enfant), on le mute enfin à l’ISIS (Institut des systèmes intelligents sélectifs), poste d’observation passionnant — on y fait des travaux sur la mémoire. Clément a besoin d’y voir clair, de comprendre pourquoi " tout le monde au fond était plus ou moins d’accord pour faire avorter ce curé compact, grain de sable dans le déroulement du travail ", pourquoi on voulait faire passer cet attentat comme un parmi d’autres (" Dialogue du début de notre ère : " C’est très troublant " — " Ecoutez, il y a des centaines de crucifixions par semaine. Pourquoi vous fixeriez vous particulièrement sur celle-là ? "). " L’immense aventure humaine ".

Retiré dans une maison, " là-bas ", au bord de l’océan, il entreprend d’écrire son histoire, celle que nous lisons. La nôtre, décrite avec une intense ironie, et avec gravité, l’ " immense, pathétique et cosmique aventure humaine ", le bilan de ce siècle presque achevé, coincé entre nazisme et stalinisme, et qui a vu glorifier " le règne du pourquoi, la fin du comment ".

Toutes les questions que nous ne voulons pas vraiment nous poser sont là, cliniquement analysées, sans moralisme, sans nihilisme, sans visions de chaos — " L’Apocalypse a toujours été un mauvais calcul ",— par un romancier " témoin réaliste d’une réalité de plus en plus hypersurréaliste ", se saisissant du réel que nous vivons fragmenté, émietté, lui donnant corps pour en exprimer la vérité. Examiner comment Sollers reprend en charge le projet balzacien entraînerait, ici, trop loin. Et, pourtant, des intérêts de ce livre, ce n’est pas le moindre. Rappelons seulement cette phrase de Balzac, que le Secret propose à la méditation : " Les gouvernements passent, les sociétés passent, la police est éternelle. " " Ceux qui sont nés en 50, 60, 70, les demi-siècles ? ", se demande le narrateur. " Le dogme est à l’incrédulité générale, ce qui revient à un comble de crédulité. " Les " demi-siècles ", oui : ceux qui ont refusé la tradition, la religion, la famille en pensant inventer quelque chose de neuf, où sont-ils aujourd’hui ? Les femmes qui ont combattu pour disposer librement de leur corps, que leur propose-t-on aujourd’hui ? D’être des loueuses de ventre, des couveuses d’embryons nés d’un sperme donné en échange de quelque argent. Cette génération qui voulait " changer la vie ", qu’a-t-elle mis en place ? Un planétaire " ASTHME " — "argent-sexe-terreur-hystérie-mort-enfant " dans lequel le règne tout-puissant de la Technique a substitué un mécanique et effrayant " est-ce possible ? " à un propos civilisé : " Est-ce humain ? " " N’est-il pas bouleversant qu’une grand-mère de quarante-deux ans, aux Etats-Unis, puisse accoucher, par transfert, des jumeaux de sa fille, transformant ainsi les nouveaux venus en frère et soeur de leur propre mère ? "

Le témoin qui dresse cet impitoyable constat examine, en parallèle, le parcours de celui qui a été à l’origine de son récit, l’homme en soutane blanche qui agace de ses propos prétendument réactionnaires, celui qui porte la tradition, la culture et un certain sens de la transmission de la vérité. Celui qui peut incarner un recours contre la folie techniciste, l’homme de la prière, " pari vibratoire sur la raison ".

Bien sûr, on n’est pas obligé de se laisser convaincre par le récit de Jean Clément (initiales J.C., ce n’est pas pour rien), nourri, comme l’auteur du roman, à la fois de la Bible, notamment des prophètes, et des théoriciens de la guerre, de Thucydide et Sun-tse à Clausewitz, ce qui rend son argumentation impeccable. Sollers amplifie et radicalise ici le propos de la Fête à Venise, son précédent roman, qui décrit — entre autres — la guerre de l’esprit et de l’art contre la tyrannie planétaire de l’inculture revendiquée et de l’argent dégradé en " fric ".

Il serait, en revanche, bien hasardeux de prétendre que les enjeux signalés par le Secret ne sont pas essentiels, et plus périlleux encore de ne pas voir que des réponses apportées par chacun dépendra l’avenir d’un mot menacé : civilisation.

Cette histoire du siècle, que tente de penser Jean Clément, s’entrecroise, bien sûr, avec sa propre existence (qui n’est pas sans rapport avec la biographie de l’auteur), lui faisant comprendre que finalement " tout le monde sera sauvé par de pauvres choses privées, indignes d’être rapportées dans le récit totalitaire de la marchandise ". C’est là que Sollers étonne le plus. Si l’on savait qu’il était,parmi les romanciers contemporains, celui qui voulait dire au plus juste la réalité de l’époque, on s’attendait peu à le voir affronter sans détour l’écriture de l’intimité. Il le fait, quand meurt la mère du narrateur, sans sentimentalisme et de manière bouleversante, au plus près de l’autobiographie, apprivoisant la vie qui s’en va en lui donnant, à lui, une autre vie d’homme (voyant, enfin, la Pietà de Michel-Ange à Saint Pierre de Rome, qu’on a toujours mal regardée : ce n’est pas la mère qui porte le fils, mais le fils qui porte la mère). Le fils aimé, admiré, le fils rebelle, n’est plus le fils de personne. Il demeure toutefois le père de quelqu’un, d’un petit garçon, qu’il regarde vivre et auquel il apprend à vivre, ce qui donne de très singulières pages sur la relation père-fils.

Quand on a dit tout cela, on n’a pourtant pas épuisé la lecture du Secret — c’est le propre des grands romans. L’agent secret est aussi une métaphore du romancier qui sait que " la clé de la comédie tragique est qu’il s’agit d’un immense conflit de littératures ". La guerre qu’il mène est celle de la littérature même. Une guerre sans fin, qui, une fois gagnée, se rejoue néanmoins à chaque bataille, à chaque livre. La bataille de 1993, celle du Secret, restera certainement pour Sollers le souvenir d’une victoire magistrale et d’une affirmation définitive de lui-même : " J’aime écrire, tracer les lettres et les mots, l’intervalle toujours changeant entre les lettres et les mots, seule façon de laisser filer, de devenir silencieusement et à chaque instant le secret du monde. "

Josyane Savigneau, Le Monde du 08.01.93.
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Josyane Savigneau
Sollers, l’amour et l’Occident
par Josyane Savigneau

" Les gens croient que je fais l’apologie de l’amour physique, de la sexualité, etc. C’est évidemment le contraire", dit-il.

Femmes qui avez lu Femmes et y avez vu, un peu trop simplement peut-être, une "hénaurme" machine de guerre contre vous, prenez la peine d’ouvrir Le Lys d’or, surtout si vous êtes en mal de surprises. Vous y découvrirez un narrateur amoureux fou d’une femme qui le tient en échec (et qui s’appelle Reine, bien sûr). Il persiste dans sa passion et passe un contrat avec sa dame, comme un serment d’allégeance. Bref, tous les éléments de la rhétorique courtoise sont réunis. Mais on voit mal Sollers s’en tenir là, reproduire le stéréotype et oublier sa passion pour le libertinage. Tout va se jouer à la convergence de ces deux mouvements, dans la confrontation de deux mythes.

Sollers a-t-il donc fait, à la suite de Denis de Rougemont (dont l’Amour et l’Occident va être réédité, avec une préface de Sollers), une analyse de l’histoire du sentiment amoureux en Occident ? "Plutôt une actualisation, répond-il. Pour aller vite, disons que, pour l’Occident, l’amour est marqué par deux figures, Tristan et Don Juan, selon deux modèles, l’amour courtois et le libertinage. Quel que soit le modèle choisi, l’histoire se clôt par la mort ou, au moins, la punition. Moi j’aboutis à une suspension de jugement. On ne meurt pas, on n’est pas puni. Tout est possible, même peut-être la fameuse "île d’immortalité "".

Dans le Lys d’or tout est double, ou plutôt dédoublé : le narrateur est tantôt "ici", à Paris, tantôt "ailleurs", dans une ile où il possède une maison. Du côté de Paris, la vie sentimentale et physique, le "pluriel" ; du côté de l’ile, l’"un", la solitude et la méditation ; à Paris le bruit, mondain et littéraire, à l’ile le silence, la nature. Et les deux grands mythes amoureux qui s’affrontent — Tristan-Don Juan — repris par Sollers, sont "ironisés", donc mis à distance. Quoi de mieux alors qu’un narrateur tourné vers l’Orient ? "Il est en effet spécialiste de chinois, ce qui lui permet d’avoir un certain détachement." Et de le cultiver.

Eh oui, Sollers le dit enfin ! Ce qui était diffus dans ses précédents livres, et contesté par beaucoup, est désormais clair : "Les gens croient que je fais l’apologie de l’amour physique, de la sexualité, etc. C’est évidemment le contraire." "Et je pense que je me rapproche de ce que doit penser profondément une femme : que "tout cela", ce n’est pas grand-chose." "Le taoisme est, certes, très présent, précise-t-il. Il y a là des exercices tout à fait évidents de maitrise corporelle et sexuelle."

L’ile, grise dans le petit matin

Le regard porté sur l’Occident n’a de sens que par rapport à l’Orient, se regarder à partir de sa différence étant la seule manière de penser un renversement. Les renversements, bien sûr, sont multiples dans le Lys d’or, que l’on joue sur la relation amoureuse, sur le discours amoureux, sur les rôles respectifs de l’homme et de la femme, sur la littérature, notamment sur la Recherche (Proust est constamment présent dans ce livre), les Mille et Une Nuits (avec, cette fois-ci, un homme pour récitant), etc. Sur tous ces thèmes, Sollers, qui adore jouer avec sa culture, est aussi disert, quand on l’interroge, qu’il est discret sur le thème de l’ile, si important et si nouveau dans ce texte. "C’est central, dit-il simplement, c’est pour diversifier la sensation au maximum", avant d’admettre : "Je n’en parle pas volontiers parce que j’ai l’impression que c’est inaudible. Et puis il faut le lire. Cela s’écrit. Cela ne se parle pas vraiment."

Oui, il faut le lire, découvrir l’ile, grise dans le petit matin, "gris sur gris s’enfonçant dans le bleu en gris, brume et ardoise mouillée, chiffon gris. Le cri des mouettes est gris, lui aussi, grinçant, chasseur. Le sel, grain par grain, est derrière le vent, en attente." Il faut, avec le narrateur, regarder les oiseaux, apprendre des poèmes chinois : "C’est ce qui est si beau, en chinois, cette impression que des yeux infinis, infinitifs, rapides, veillent dans un coin d’espace résumant un temps poudroyant. Un coin flottant, détaché, comme moi, là, maintenant, soleil éclaboussant flou, vert passé des couleurs."

Avec le Lys d’or, Philippe Sollers en finit avec quelque chose. Après un cycle — Femmes, Portrait du joueur, le Coeur absolu — où les relations hommes-femmes apparaissaient à travers "l’accumulation d’aventures, de chroniques casanovistes", ici il "traite de la résistance". C’est le début d’une nouvelle période, mais à la fin du livre tout reste en suspens. Pour sortir de cette aporie, Philippe Sollers donnera peut-être le grand essai qui manque à sa panoplie, ou, comme il se doit, passera au mythe. Attendons. Cela ne devrait pas être long.

Josyane Savigneau, Le Monde du 27.01.89.
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Avec Beauvoir, c’était bien des femmes qu’il s’agissait de parler. J’étais terrifiée en sonnant chez elle. Heureusement, j’étais avec une consœur, très détendue, qui arrivait là sans aucun bagage encombrant. Moi j’avais presque vingt ans de familiarité, de proximité, avec cette personne qui ignorait mon visage et mon nom. Je reconnaissais le décor, certains objets de cet appartement que, pourtant, je n’avais jamais vu. J’étais dans un lieu presque familier, et, sur le canapé, je me faisais toute petite pour ne pas heurter le fantôme de Sartre. J’ai cependant mené mon interview qu’elle a souhaité relire. Elle en a été satisfaite, n’a rien corrigé, un mot peut-être.
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Je lisais sans aucun recul, j’étais d’accord sur tout, je rêvais de ressembler à la femme qui me parlait. Marie, elle, lisait Beauvoir avec lenteur, avec une certaine distance. Elle se posait des questions que je jugeais absurdes, conventionnelles, inopportunes. Beauvoir avait-elle vraiment raison de refuser le mariage ? Est-ce qu’une femme ne devait pas, absolument, avoir des enfants, pour, en effet, « être complète » ? N’était-ce pas son seul lieu de supériorité sur les hommes, « donner la vie » ? Je constate que ce propos est revenu à la mode. Toutes ces femmes, intellectuelles, parfois même tenues pour féministes ou autoproclamées telles, me fatiguent avec leur maternalisme frénétique. J’ai l’impression de réentendre ma grand-mère, et peut-être même mon arrière-grand-mère. Non que je réprouve le choix d’avoir des enfants, je n’ai pas fanatiquement tenu à ne pas en avoir, j’ai même failli fugitivement en souhaiter, avec un homme qui n’en voulait pas.
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« Avoir lu Simone de Beauvoir ne servait rien qu’à vérifier le malheur d’avoir un utérus. » À moi, elle a appris que je n’étais pas seulement un utérus, et qu’il n’y avait aucune fatalité malheureuse à en avoir un. À croire qu’Annie Ernaux et moi n’avions pas lu les mêmes phrases. Il y a plus de vingt ans, quand j’ai découvert son très beau récit, La Place, j’ai pourtant revu certaines scènes pénibles de mon enfance, le café de ma grand-mère paternelle, uniquement fréquenté par des hommes qui jugeaient encore inutile d’envoyer les filles à l’école, et ridicule cette grand-mère présentant fièrement sa petite-fille comme « première de la classe ». Ils parlaient trop fort, ils faisaient des plaisanteries que je ne comprenais pas mais que je sentais salaces. Ils se plaignaient d’être servis dans des « verres de voleur ». Cela m’intriguait. Ce sont des verres à pied coniques, de toutes tailles.
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La guerre d’Algérie ne nous avait pas directement atteints, sauf quelques-uns ayant perdu un proche. Avec nos aînés de quelques années, nous avions défilé contre la présence américaine au Vietnam, mais n’était-ce pas seulement l’euphorie de « participer à » ? Les Français avaient eu tort de vouloir garder l’Algérie, les Américains n’avaient rien à faire au Vietnam, ma vision géopolitique devait s’arrêter quelque part par là… Ce que je voyais d’abord, en ce Mai, c’était la joie, enfin, dans un lycée qui m’enfermait, me pesait, d’être ouvertement rebelle, après des années de grisaille.
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J’ai beau croire, aujourd’hui, que je peux regarder tout cela de loin et de haut – pendant quelques mois, cassée, j’ai cessé de le penser –, en ce temps-là, à côté de la petite et si fine Olga, je me sentais gauche, lourde, pataude. Aurai-je jamais cette aisance, ce détachement ? Plus tard, je comprendrais qu’on pouvait jouer à les avoir, les mimer sans les posséder vraiment, car ce sont des choses qu’on n’acquiert pas. Elles se reçoivent en héritage, se transmettent de génération en génération sans mots ni injonctions, par une sorte d’osmose. Nul regret et moins encore d’ironie dans ce propos. Juste un constat.
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« Revenir en arrière était le meilleur moyen de se laisser submerger. » C’est ce que j’ai toujours cru. Mais j’ai fini par découvrir que, si l’on refuse de s’occuper de son passé, un jour celui-ci s’occupe de nous. Sérieusement. Violemment. C’est ce qui m’est arrivé. Comme le dit Beckett, « il est impossible d’échapper à hier, car hier nous a déformés ou a été déformé par nous ».
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J’aime les intrigues policières et même les séries télé bas de gamme – ceci n’est pas une digression. J’ai la passion des indices, comme, dans mon métier, la passion du détail – désormais, semble-t-il, considéré comme négligeable. C’est ce qui me pousse à écrire. Où étaient, depuis toujours, les signes qui, fatalement,« ne se fait pas ». Et cela venait de m’être signifié. Pour ne pas en mourir, il fallait peut-être refaire le chemin, celui que j’avais pris sans jamais regarder en arrière.
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« On n’oublie rien de rien, on s’habitue, c’est tout. » C’est faux. On ne s’habitue pas. On continue, c’est tout. S’habituer, ce serait effacer, ou gommer légèrement, ou encore accepter ce qui est arrivé. Rien ne s’efface et je n’accepte rien. À moins que s’habituer signifie « finir par se sentir responsable ». En ce cas, c’est sans doute juste. Bien qu’on ait lu des articles, voire des livres, sur le harcèlement moral, bien qu’on l’ait, en théorie, dans l’abstrait, au nom de la dignité des personnes, dénoncé, quand on en est victime, on est convaincu de sa banalité, presque de sa fatalité, on en vient à se dire que cela fait partie du jeu. Quel jeu ?
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« Quand on tombe de vélo, il faut se l’expliquer à soi-même, le comprendre et le faire comprendre. C’est bon pour soi et utile à tout le monde, car il y a beaucoup de vélos et de nombreuses chutes. » Sans doute. Mais je ne suis pas tombée toute seule, on m’a poussée. Violemment. Et puis, sur un vélo, après en être tombé, on y remonte. Quand on vous retire, d’office, le vélo, on remonte sur quoi ? Voilà quelques mois, on m’a proposé de piloter un vélo tout neuf, qui, malheureusement, ne roulera jamais – projet abandonné pour cause de graves soucis financiers. On m’a redonné un vrai bureau. On m’a dit, et cela m’a touchée, qu’on voulait me « rendre justice ».
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Malgré tout, je suis une privilégiée, car la placardisation et le harcèlement moral s’accompagnent presque toujours de l’impossibilité de travailler, de la paralysie ou, dans le cas d’un journaliste, de la condamnation au silence. Je mesure ma chance : j’ai bénéficié de soutiens et de protections qui m’ont permis de continuer d’écrire dans mon champ de compétence. Et puis, à côté des joies mauvaises, à peine dissimulées, de certains proches collègues de travail, qui m’ont étonnée bien que je ne sois pas naïve, j’ai bénéficié de solidarités également inattendues. Et, au bout de dix-huit mois, on a enfin abattu la fameuse cloison et désenclavé mon espace de travail. J’ai pu respirer un peu.
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Je n’avais pas le sentiment d’être inutile. Informer m’a toujours semblé une fonction salutaire, une manière d’empêcher la machine sociale de tout niveler et de dissimuler ses échecs, ses fautes, voire ses crimes. Défendre les écrivains me plaisait, me stimulait. J’essayais de ne pas tomber dans les travers constants de la critique – encenser ceux qui seront oubliés et démolir, par jalousie autant que par cécité, ceux qui vont passer à la postérité. Mais, aujourd’hui, est-il utile de parler d’un désastre que nous sommes si nombreux à avoir vécu, que d’autres vont vivre encore ?
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Pourquoi écrire soudain à la première personne, ce que je ne sais pas faire ? Pourquoi confier quelque chose qui me concerne moi seule, intimement, ce que je ne sais pas davantage faire ? Je n’ose même pas m’avouer, au plus secret de moi, pourquoi j’accepte de tenter ce récit, pourquoi je contredis ainsi, soudain, tout un principe de vie et de travail. Ne jamais dire « je » – pas « nous » non plus. Écrire sur les autres, des articles, des biographies. Est-ce un désir de vengeance ? J’ai envie de me venger, mais c’est une pulsion beaucoup plus physique, primitive. Je suis profondément violente.
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À défaut de pouvoir donner un motif crédible à une décision de destitution, il faut s’employer à décourager l’importun – ou l’importune. Première étape : non content de supprimer une fonction, ce qui, faute d’être toujours légitime, est néanmoins légal, on supprime aussi le titre acquis, ce qui ne l’est pas. En d’autres termes, si un préfet en disgrâce peut être affecté dans une préfecture de seconde zone, on ne peut lui imposer de redevenir sous-préfet. Pour un rédacteur en chef, il en va, en principe, de même. On pouvait, « légalement », me retirer la fonction de chef de service, pas le titre de rédactrice en chef. On l’a fait…
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plus tard c'est Zenon, image éternelle du libre penseur et amoureux des garçons, qu'elle choisit comme héros de "L'oeuvre au noir".
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''je crois que la plupart des gens se font des idées erronées sur l'érudition'', disait-elle [ M.Y.] à Matthieu Galey . ''Ils s'imaginent qu'on va plonger dans les livres du matin au soir comme les rats de bibliothèque des romans d'Anatole France (...) Mais ce n'est pas comme ça que les choses se passent. Quand on aime la vie, je dirais sous toutes ses formes, celles du passé autant que celles du présent - pour la simple raison que le passé est majoritaire, comme dit je ne sais quel poète grec, étant plus long et plus vaste que le présent, il est normal qu'on lise beaucoup. (...) Je crois qu'il faut s'imprégner totalement d'un sujet jusqu'à ce qu'il sorte de terre, comme une plante soigneusement arrosée.''
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