Citations de Jules Supervielle (519)
Les cataractes de l'Iguazu
sous la présence acharnée d'arbres de toutes les tailles
qui tous veulent voir,
les cataractes,
dans un fracas de blancheurs,
foncent en mille fumantes perpendiculaires
violentes comme si elles voulaient traverser le globe de part en part.
Les cordes où s'accroche l'esprit, mauvais nageur,
se cassent au ras de l'avenir.
Des phrases mutilées, des lettres noires survivantes
se cherchent, aveugles, à la dérive
pour former des îlots de pensée
et soudain , comme un chef fait l'appel de ses hommes
après l'alerte,
je compte mes moi dispersés, que je rassemble en
toute hâte.
Me revoici tout entier
avec mes mains de tous les jours que je regarde.
Et je ferme les yeux et je cimente mes paupières.
Les deux soleils
Extrait 3
L'avenir sans un pli glisse vers le passé
Le jour nous dévisage et le temps, espacé.
La lumière colore avec exactitude
Tout ce qui vit et se reforme en sa multitude.
Où rien, n'apparaissait qu'un peu d'herbe sans nom
Renaissent le cheval, le coq et le lion,
Le poisson redevient marin et l'eau, profonde,
De tous côtés accourt la sagesse du monde.
Chacun reprend sa place et retrouve son cœur,
Pour l'innocent combat pas un seul déserteur !
Sans armes vient de loin une baleine blanche.
Qu'il est loin le harpon qui d'un côté vous penche !
O gravité de vivre, impasse qui délivre,
Comme on est plus profond d'avoir touché le fond !
L'ENFANT ET LES ESCALIERS
Toi que j'entends courir dans les escaliers de la maison
Et qui me cache ton visage et même le reste du corps,
Lorsque je me montre à la rampe,
N'es-tu pas mon enfance qui fréquente les lieux de ma préférence,
Toi qui t'éloigne difficilement de ton ancien locataire.
Je te devine à ta façon pour ainsi dire invisible
De rôder autour de moi lorsque nul ne nous regarde
Et de t'enfuir comme quelqu'un qu'on ne doit pas voir avec un autre.
Fort bien, je ne dirai pas que j'ai pu te reconnaître,
Mais garde aussi notre secret, rumeur cent fois familière
De petits pas anciens dans les escaliers d'à présent.
L' ESCALE PORTUGAISE
L'escale fait sécher ses blancheurs aux terrasses
Où le vent s'évertue,
Les maisons roses au soleil qui les enlace
Sentent l'algue et la rue.
Les femmes de la mer, des paniers de poissons
Irisés sur la tête,
Exposent au soleil bruyant de la saison
La sous-marine fête.
Le feuillage strident a débordé le vert
Sous la crue de lumière,
Les roses prisonnières
On fait irruption par les grilles de fer.
Le plaisir matinal des boutiques ouvertes
Au maritime été
Et des fenêtres vertes
Qui se livrent au ciel, les volets écartés,
S'écoule vers la Place où stagnent les passants
Jusqu'à ce que soit ronde
L'ombre des orangers qui simule un cadran
Où le doux midi grogne.
Arbre
Avec un peu de feuillage et de tronc
Tu dis si bien ce que je ne sais dire
Qu’à tout jamais je cesserais d’écrire
S’il me restait tant soit peu de raison.
Et tout ce que je voudrais ne pas taire
Pour ce qu’il a de perdu et d’obscur
Me semble peu digne que je l’éclaire
Lorsque je mets une racine à nu
Dans son mutisme et ses larmes de terre.
La Lenteur autour de moi
La Lenteur autour de moi
Met son filet sur les meubles
Emprisonnant la lumière
Et les objets familiers.
Et le Temps, jambes croisées,
Me regarde dans les yeux
Et quelquefois il se dresse
Pour me voir d’un peu plus près,
Puis il retourne à sa place
Comme un prince satisfait.
Et voici dans tout mon corps
Le Sentiment de la Vie,
Blanches et rouges fourmis
Composant un être humain.
Et l’Espace autour de moi
Où chacun trouve sa place
Depuis les hautes étoiles
Jusqu’à ceux qui les regardent.
Et chaque jour que j’endure
Sous mes ombreuses pensées
Je vis parmi ces figures
Comme entre des Pyramides
Autour de moi étagées.
Vous dont les yeux sont restés libres,
Vous que le jour délivre de la nuit,
Donnez-moi des nouvelles du monde.
Et les arbres ont-ils toujours
Ce grand besoin de feuilles, de ramilles,
Et tant de silence aux racines?
Donnez-moi des nouvelles des rivières ,
J'en ai connu de bien jolies,
Ont-elles encore cette façon si personnelle
De descendre dans la vallée ,
De retenir l'image de leur voyage,
Sans consentir à s'arrêter? (...)
Les Amis Inconnus
Il vous naît un poisson qui se met à tourner
Tout de suite au plus noir d'une lame profonde,
II vous naît une étoile au-dessus de la tête,
Elle voudrait chanter mais ne peut faire mieux
Que ses sœurs de la nuit les étoiles muettes.
Il vous naît un oiseau dans la force de l'âge,
En plein vol, et cachant votre histoire en son cœur
Puisqu'il n'a que son cri d'oiseau pour la montrer.
Il vole sur les bois, se choisit une branche
Et s'y pose, on dirait qu'elle est comme les autres.
Où courent-ils ainsi ces lièvres, ces belettes,
II n'est pas de chasseur encor dans la contrée,
Et quelle peur les hante et les fait se hâter,
L'écureuil qui devient feuille et bois dans sa fuite,
La biche et le chevreuil soudain déconcertés ?
II vous naît un ami, et voilà qu'il vous cherche
II ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux
Mais il faudra qu'il soit touché comme les autres
Et loge dans son cœur d'étranges battements
Qui lui viennent de jours qu'il n'aura pas vécus.
Et vous, que faites-vous, ô visage troublé,
Par ces brusques passants, ces bêtes, ces oiseaux,
Vous qui vous demandez, vous, toujours sans nouvelles,
« Si je croise jamais un des amis lointains
Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ? »
Pardon pour vous, pardon pour eux, pour le silence
Et les mots inconsidérés,
Pour les phrases venant de lèvres inconnues
Qui vous touchent de loin comme balles perdues,
Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.
Donnez-moi des nouvelles du monde.
Et les arbres ont-ils toujours
Ce grand besoin de feuilles, de ramilles,
Et tant de silence aux racines?
Donnez-moi des nouvelles des rivières ,
J'en ai connu de bien jolies,
Ont-elles encore cette façon si personnelle
De descendre dans la vallée,
De retenir l'image de leur voyage
Sans jamais consentir à s'arrêter?(...)
Encore frissonnant
Encore frissonnant
Sous la peau des ténèbres
Tous les matins je dois
Recomposer un homme
Avec tout ce mélange
De mes jours précédents
Et le peu qui me reste
De mes jours à venir.
Me voici tout entier,
Je vais vers la fenêtre
Lumière de ce jour,
Je viens du fond des temps,
Respecte avec douceur
Mes minutes obscures,
Epargne encore un peu
Ce que j'ai de nocturne,
D'étoilé en dedans
Et de prêt à mourir
Sous le soleil montant
Qui ne sait que grandir.
( " La fable du monde")
[…] Il s'agit d'être réveillé comme la foudre qui va tomber
Que le vent dur comme fer
Casse les oiseaux contre terre!
Je ne veux plus, cœur traître, de tes salutations dans ma poitrine,
Je te veux triangulaire, séché au soleil des tropiques
Durant trente jours.
LA CHANSON DU BALADIN
« Il avait tant voyagé
Que son cœur très allégé
Précédait son corps moins leste.
Puis un jour, bon gré, mal gré,
Sa cervelle avait viré
En une bulle céleste.
Et longtemps après sa mort
Ces accessoires encor
Dans les ténèbres agrestes
Tournaient avec leur chant fou
Mais horlogé de coucou. »
ALTER EGO
Une souris s'échappe
( Ce n'en était pas une )
Une femme s'éveille
( Comment le savez-vous ? )
Et la porte qui grince
( On l'huila ce matin )
Près du mur de clôture
( Le mur n'existe plus )
Ah ! je ne puis rien dire
( Eh bien, vous vous tairez ! )
Je ne puis pas bouger
( Vous marchez sur la route )
Où allons nous ainsi ?
( C'est moi qui le demande )
Je suis seul sur la terre
( Je suis là près de vous )
Peut-on être si seul
( Je le suis plus que vous,
Je vois votre visage
Nul ne m'a jamais vu ).
L’on vit autour de moi, je ne vis plus qu’en vers,
Ma maison Poésie est ma seule demeure,
Elle donne du ciel aux plus secrètes heures
A mon jardin toujours renouvelé de vert.
Me faut-il tant de jours pour qu’un jour je délivre
Ce qui se précisait en moi comme en un livre
Et pour qu’à la lumière affleure l’être obscur
Qui volait dans le noir comme un oiseau futur
Oui, d’un vol à venir je forme le présent
En le faisant sortir d’un passé nonchalant
Et voici mon toujours qui débarque à ma plume
Avec ce qu’il y faut de soleil et de brumes.
LA SPHÈRE
Roulé dans tes senteurs, belle terre tourneuse,
Je suis enveloppé d'emigrants souvenirs,
Et mon coeur délivré des attaches heureuses
Se propage, gorgé d'aise et de devenir.
Sous l'émerveillement des sources et des grottes
Je me fais un printemps de villes et de monts
Et je passe de l'alouette au goémon,
Comme sur une flûte on va de note en note.
J'azure, fluvial, les gazons de mes jours,
Je narre le neigeux leurre de la montagne
Aux collines venant à mes pieds de velours
Tandis que les hameaux dévalent des campagnes.
Et comme un éclatant abrégé des saisons,
Mon coeur découvre en soi tropiques et banquises
Voyageant d'île en cap et de port en surprise
Il demêle un intime écheveau d'horizons.
APESANTEUR
« La terre lourde se souvient ,
Oiseau , d’un monde aérien,
Où la fatigue est si légère
Que l’abeille et le rossignol
Ne se reposent qu’en plein vol
Et sur des fleurs imaginaires » ....
Et depuis ce jour je cède à mes ombres.
Ses lèvres vinrent les miennes se poser
Et je sentis au cœur une vague brûlure.
Ne touchez pas l’épaule
Du cavalier qui passe
Il se retournerait
Et ce serait la nuit,
Une nuit sans étoiles
Sans courbe ni nuages.
-Alors que deviendrait
Tout ce qui fait le ciel
La lune et son passage
Et le bruit du soleil?
-Il vous faudrait attendre
Qu’un second cavalier
Aussi puissant que l’autre
Consentît à passer.