Citations de Michel Tournier (1085)
Vieillir. Deux pommes sur une planche pour l'hiver. L'une se boursoufle et pourrit. L'autre se dessèche et se ratatine. Choisis si possible cette seconde sorte de vieillesse, dure et légère.
"Corps"
Le choix ? Parlons-en du choix ! Moi, je vais te dire une bonne chose : dans un restaurant, moins il y a de choix, mieux ça vaut. Si on t’offre soixante-quinze plats, tu peux partir, c’est tout mauvais. La bonne cuisinière, elle connaît qu’une seule chose : le plat du jour.
Tous ceux qui m'ont connu, tous sans exception me croient mort. Ma propre conviction que j'existe a contre elle l'unanimité. Quoi que je fasse, je n'empêcherai pas que dans l'esprit de la totalité des hommes, il y a l'image du cadavre de Robinson. Cela suffit - non certes à me tuer - mais à me repousser aux confins de la vie, dans un lieu suspendu entre ciel et enfers, dans les limbes, en somme... Plus près de la mort qu'aucun autre...
Il y a en moi un cosmos en gestation. Mais un cosmos en gestation, cela s'appelle un chaos. Contre ce chaos, l'île administrée - de plus en plus administrée, car en cette matière on ne reste debout qu'en avançant - est mon seul refuge, ma seule sauvegarde. Elle m'a sauvé. Elle me sauve encore chaque jour. Cependant le cosmos peut se chercher. Telle ou telle partie du chaos s'ordonne provisoirement. Par exemple, j'avais cru trouver dans la grotte une formule viable. C'était une erreur, mais l'expérience a été utile. Il y en aura d'autres. Je ne sais où va me mener cette création continuée de moi-même. Si je le savais c'est qu'elle serait achevée, accomplie et définitive.
Un mythe mort, cela s'appelle une allégorie. La fonction de l'écrivain est d'empêcher les mythes de devenir des allégories. Les sociétés où les écrivains ne peuvent pas exercer librement leur fonction naturelle sont encombrées d'allégories comme autant de statues de plâtre. En même temps l'écrivain domestiqué, émasculé, enfermé dans un académisme rassurant, célébré comme une "grande figure" devient lui-même une statue de plâtre qui prend la place de son œuvre insignifiante, alors qu'au contraire l’œuvre vivante et proliférante, devenue mythe actif au cœur de chaque homme, refoule son auteur dans l'anonymat et dans l'oubli.
Alors que la virilité génitale honteusement tapie au creux le plus bas et le plus reculé du corps, tire [le cerf] vers la terre, la ramure, son expression sublimée et érigée en plein ciel, l’enveloppe d’un rayonnement qui en impose même à l’ardeur aveugle des plus jeunes.
« Ma vie fourmille de coïncidences inexplicables dont j’ai pris mon parti comme d’autant de petits rappels à l’ordre. Ce n’est rien, c’est le destin qui veille et qui entend que je n’oublie pas sa présence invisible mais inéluctable. » (p. 88)
Au demeurant, l'enfant exige impérieusement des jouets qui sont fusils, épées, canons et chars ou soldats de plomb et panoplies de tueurs. On dira qu'il fait qu'imiter ses aînés, mais je me demande si justement si ce n'est pas l'inverse qui est vrai, car en somme l'adulte fait moins souvent la guerre qu'il ne va à l'atelier ou au bureau. Je me demande si la guerre n'éclate pas dans le seul but de permettre à l'adulte de faire l'enfant, de régresser avec soulagement jusqu'à l'âge des panoplies et des soldats de plomb. Lassé de ses charges de chef de bureau, d'époux et de père de famille, l'adulte mobilisé se démet de toutes ses fonctions et qualités, et, libre et insouciant désormais, il s'amuse avec des camarades de son âge à manœuvrer des canons, des chars et des avions qui ne sont que la copie agrandie des joujoux de son enfance. (P. 309)
Survivre c'est mourir. Il faut patiemment et sans relâche construire, organiser, ordonner.
Les couples meurent de n'avoir plus rien à se dire.
« Il y a un signe infaillible auquel on reconnaît que l’on aime quelqu’un d’amour. C’est lorsque son visage vous inspire plus de désir physique qu’aucune autre partie de son corps. » (p. 178)
- Ecoute-moi. Est-ce que la lune est le galet du ciel, ou est-ce ce petit galet qui est la lune du sable ?
p119
Les animaux sauvages qui n'ont jamais vu l'homme ne fuient pas à son approche. Au contraire, ils l'observent avec curiosité.
L’artiste est expansif, généreux, centrifuge. Le photographe est avare, avide, gourmand, centripète
Une noue marneuse où dormait une nappe d'eau immobile s'achevait par une saignée de sable blond que couvrait un velours de graminées.
- Regarde, lui dit-il, les choses sont tristes, elles pleurent. Les arbres pleurent, les rochers pleurent, les nuages pleurent, et moi, je pleure avec eux. Ouh, ouh, ouh ! La pluie, c'est le grand chagrin de l'île et de tout...
p120
-Un papillon blanc, rétorqua Vendredi, c'est une marguerite qui vole.
p119
Ce sera pour plus tard. Plus tard... Que de promesses dans ces deux simples mots !
Tout commence aux confins de Tabelbala, une petite oasis isolée située dans le nord-ouest du Sahara. Idriss mène paître son troupeau de chèvres et de moutons. Surgit une Land-rover avec un couple d'européens. La femme saute à terre, à la main elle tient son appareil photo. Elle photographie le jeune musulman avec ses bêtes. "Donne-moi la photo". Non elle ne peut pas la lui donner, il faut faire développer et tirer le film à Paris. Mais elle note son nom. Et elle disparait sans mesurer le trouble qu'elle vient d'apporter dans l'esprit du jeune garçon.
Bien entendu, la photo n'arrive jamais. Et lorsque deux ans plus tard, Idriss part pour la France, c'est sans doute par atavisme de nomade et pour chercher du travail, mais c'est aussi pour retrouver sa photo et avec elle la femme blonde aux jambes nues qui l'a emportée. Cette photo, cette femme, il ne va cesser de les rencontrer d'étape en étape. Mais chaque fois, il en est blessé et il descend d'un degré de plus dans la dérision et l'abjection.
Jusqu'au jour où il trouve enfin l'antidote. Contre le pouvoir asservisseur de l'image, le signe abstrait libère et vivifie. Les clefs de sa prison miroitante lui seront données par un maître de calligraphie arabe.
La Goutte d'Or, Michel Tournier, 1985
L’atmosphère irréelle, l’abolition de toutes choses familières autour de moi, tout ce dénuement donnent à mes idées une légèreté, une gratuité qu’elles rachètent par leur fugacité. Cette malédiction ne sera qu’un souper de lune, ave spiritu, les idées qui vont mourir te saluent !