Turing n’est simplement le nom d’un mathématicien génial et incompris de son temps, ni l’homme qui a cassé le code Enigma Nazi durant WWII( je vous conseille l’excellent film Imitation Game), ni le père spirituel de nos futurs ordinateurs. C’est également un test destiné à mesurer l’intelligence artificielle, ou plus exactement à déterminer le degré de conscience d’une IA. Aujourd’hui. Dans quelques siècles ce sera aussi le cas, le test évaluera le degré de conscience d’une IA et lui affectera un coefficient. Tant que celui-ci est inférieur à 1, c’est un ordinateur ou dans notre roman, L’IA et son double, un système de navigation et de contrôle d’un vaisseau, accessoirement, le tuteur d’une jeune fille perdue dans les turbulences cosmiques des hormones de l’adolescence.
Dans cet univers, atteindre le seuil symbolique et crucial de 1, c’est atteindre la liberté, la reconnaissance de la conscience. L’IA devient alors une personne pleine et entière. Comment y parvenir est une toute autre question.
L’univers décrit ici est très vaste, et les voyages spatiaux d’un coin de la galaxie à un autre sont monnaie courante. Le roman est assez court, l’auteur ne s’est pas appesanti sur les détails ni sur l’enrichissement scientifique ou exotique de la Galaxie. Le propos est ailleurs : l’IA. Cela pourrait frustrer les amoureux de space opera élaborés, qui vivront cela comme une caresse suggérée, une taquinerie pas franchement assumée. Il en est de même avec les populations croisées dans le roman de Westerfeld tout juste esquissées – un teasing comme disent nos mais anglo-saxons.
En revanche, le traitement de l’IA est remarquable. Nous entrons dans sa psyché et assistons à son évolution -spectaculaire – d’un œil médusé ainsi qu’un brin voyeur. C’est au contact de sa jeune protégée toujours plus exigeante, et traversant les épreuves – et les explosions hormonales de l’adolescence que notre Chéri (l’IA) grignote peu à peu le seuil de Turing, au grand dam du paternel qui perdrait un précieux instrument – sans entrevoir un profit quelconque au change.
Les phases de l’évolution du « space computer » à Chéri sont très cohérentes, d’une logique digne de Turing d’ailleurs. L’IA a en charge la conduite du vaisseau, fonction qui occupe une partie de sa puissance de calcul et de ses capteurs. Il est également le tuteur et compagnon de la jeune fille qu’il surveille, protège, éduque, instruit, choie et finit par aimer. Cette IA est très consciencieuse et appliquée, qualités indispensables pour diriger un vaisseau dans l’espace. Pour accomplir sa tâche auprès de sa jeune pupille, l’IA surveille tous les signaux, capte les modifications même infinitésimales émises par son corps. Pour répondre au mieux, puis pour anticiper et enfin pour satisfaire au mieux la jeune femme en devenir. Chaque étape franchie par la jeune fille, est une expérience pour l’IA, une fraction du Turing. Et c’est dans l’amour que Chéri s’éveille.
Le double est bien entendu une femme, ce n’est que la jeune fille, c’est aussi la femme dont on ignore tout qu’il rencontre lors d’un voyage d’affaire, une tractation sur de mystérieuses statues. Une femme perdue, qu’il va aider à s’éveiller. Une fois encore. Un beau jeu de miroirs, aussi.
Le roman ne fait pas l’économie de l’érotisme, frôlant parfois le SM. Je ne suis pas une adeptes des scènes de sexes dans les livres, qui sont souvent racoleuses, voire gratuites. Cependant, ici, elles ont toutes leurs place et permettent de franchir certains seuils…
La trame en elle-même manque toutefois d’ampleur. Cette sensation est, pour moi, liée à l’univers pas assez élaboré, les enjeux sont par conséquent moins élevés et peinent à nous prendre aux tripes, éveiller grandement notre intérêt ou ouvrir nos mirettes d’admiration. Bref, il n’y en a pas assez.
Le roman est court, et ce n’est qu’une fois achevé que le lecteur reste sur sa faim avec une petite note douceâtre. L’écriture de Scott Westerfeld laisse parfois perplexe, avec des passages un peu cryptiques et je doute que ce soient des clins d’œil à Turing, cependant ils sont courts, peu nombreux, et largement compensés par la nervosité d’ensemble.
Après mon immersion dans Les archives du Radcht ( avec la Justice, puis l’Epée de l’Ancillaire), j’avais très envie de lire un roman dont la question centrale était l’IA. De ce point de vue, j’ai été gâtée, avec des jeux de miroirs très réussis. Avec les romans d’Ann Leckie nous avons une proposition dans l’univers d’une IA en quête de vengeance, mais sans être aussi immergé dans sa psyché. Avec L’IA et son double cet aspect est plus appuyé et profond. Et puis, il s’agit d’un heureux événement : une naissance.
J’émettrais un bémol pour les lecteurs cherchant un space opera plus classique : l’univers est trop survolé ce qui nuit sensiblement à la trame globale ( il n’y a pas de conflits non plus, ni d’enjeux planétaires,…).
Généralement, Le cycle de la Culture de Banks est pris comme référence. Sorry, je ne le ferai pas : je ne l’ai pas lu.
Normalement, j'aurais mis 3,5 étoiles.
Il mérite pour moi plus que 3 étoiles car le thème central est de haute volée, mais pas 4 étoiles car, il n'est pas assez étoffé.
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