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Critiques de Walter Benjamin (56)
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Le Voyageur enchanté (précédé de) Le Raconteur

Nikolai Leskov. Representant de commerce pour une firme anglaise, il a roule sa bosse dans tous les territoires du Tzar, soumis ou dissidents. Il a frequente toutes les ethnies. Il a pu percevoir toute la richesse du pays et toute sa misere. Et il nous restitue tout ce qu'il a vu, tout ce qu'il a entendu, dans ses ecrits. Le voyageur enchante en est un bel echantillon (n'est-ce pas le mot qui convient a ce representant?).



D'autres editions titrent Le vagabond ensorcele. Moi je prefere celui que lui a donne son premier traducteur, Victor Derely, en 1892. C'est dans cette traduction, gracieusement mise a la disposition de tous lecteurs par La Bibliotheque Russe et Slave, qui l'a revisee sans l'estropier, que je l'ai lu. Elle a garde tout son parfum. Tout l'art, un peu suranne, du delicieux conteur qu'etait Leskov.



C'est un moine vagabond qui raconte sa vie a un auditoire fortuit navigant sur le lac Ladoga (pres de Saint Petersbourg). Fils de serf, il apprendra pres de son pere a s'occuper de chevaux, et a en dompter les plus sauvages. Au fil du temps, chasse du domaine de son maitre, il errera un peu partout, au service de differents "barines" et "remonteurs" (marchands?) de chevaux; il aura plusieurs fois affaire a des tsiganes, se faisant voleur pour le compte de l'un, et plus tard se faisant plumer par d'autres. il sera captif chez des Tatares pendant une dizaine d'annees; ceux-ci lui donneront plusieurs femmes, selon leur coutume, a qui il fera des enfants qu'il abandonnera sans reticence ni remords; il aimera par contre a la folie une petite tsigane aux yeux de feu et a la voix de sirene, qu'il finira par tuer, a sa demande expresse; son souvenir le poursuivra longtemps et le poussera en fin de compte a se faire moine; entretemps il se sera enrole dans l'armee a la place d'un conscrit et s'y conduira en heros, par defi, par mepris de son existence; il aura toujours ete demuni mais jamais a plaindre; il n'aura jamais eu a manger pour son poids, mais il aura toujours bu plus que sa contenance. Un pauvre here. Un heros du petit peuple.



Leskov ecrit en une langue fleurie, sans trop d'efforts de style, qui convient au personnage qui se raconte. Son livre est celui d'un conteur populaire, capable de s'attacher son audience des heures durant. Tour a tour amusant, effrayant, emouvant et ironique, mirobolant, fantasmagorique, entremelant le veridique et l'incroyable, il enivre. Ou plutot il incite a se ruer dans le traktir (auberge) le plus proche pour s'empiffrer de kacha ou de tolokno (bouillie d'avoine) pour un piatak de cuivre ( = 5 kopecks) et se noyer dans une eau de vie d'epluchures de pommes de terre pour un rouble d'argent. Ce n'est que comme cela que la vodka devient eau de vie de poemes de terre. Exactement comme ce livre. Un poeme de terre. Sur la grande terre russe et sur ses habitants, qui la boivent jusqu'a la nausee.
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Origine du drame baroque allemand

Cet essai appartient autant à la philosophie qu'à l'histoire de l'art. Walter Benjamin a étudié pendant plusieurs années le drame baroque allemand du XVIIème siècle, le "Trauerspiel", qu'il définit comme le théâtre de la tristesse : spectres et cadavres et plaintes funèbres en soulignent l'atmosphère. Ce genre ayant fleuri à l'époque des guerres de religion est le reflet d'un monde instable et éphémère. Le "Trauerspiel" s'inspire du monde antique, du moyen âge, de la renaissance, s'exprimant sur le mode de l'allégorie. Walter Benjamin cite des oeuvres d'Andreas Gryphius, de Martin Opitz, de Johan Christian Hallmann, de Daniel Caspar von Lohenstein. Ces auteurs n'ont certes pas eu la postérité de Shakespeare ou de Calderón, mais traduisent la sensibilité d'une époque que Walter Benjamin explore avec beaucoup d'intelligence et d'érudition.
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Sens unique

« Sens unique » est un ensemble d’aphorismes, de fragments, aux thèmes divers, du simple rêve au portrait parfois glaçant d’une modernité qui, dans une république de Weimar encore très fragilisée, était perçue comme une aliénation et une menace. Ce qui semble donc caractériser cet ensemble, c’est l’éclatement et la multiplicité des signes, à l’instar de la publicité qui envahissait les villes ; mais avec cette fois-ci une réelle volonté d’émancipation, et une écriture souvent poétique.
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Lettres sur la littérature

2016- Librairie du Centre culturel suisse

Rue des Francs- Bourgeois. Paris 3e



Lointaine lecture fort intéressante, quelque peu austère dans son essence...



Ayant un ami totalement passionné par Walter Benjamin, je vais lui prêter cette 1ère édition de ces Lettres de critiques littéraires et sociologiques. Ainsi, je me presse de laisser une trace de cette lecture !



Comme d'habitude, je n'ai relu la préface qu'après avoir parcouru en diagonale ces lettres adressées à Max Horkheimer, de 1937 à 1940.



Complètement admirative et épatée par le courage de Walter Benjamin dans ses comptes-rendus de l'actualité littéraire.

Pas la moindre flatterie ou flagornerie, même une rigueur coupante....Il commente avec exigence les écrits de Cocteau, Caillois, L.F.Céline, Jules Romains, Leiris, Ramuz, Henri Calet, etc.



Je me permets de transcrire un extrait assez long de la préfacière, qui décrit fort précisément et le talent de cet "écrivain- essayiste- critique" et son honnêteté intellectuelle ...dans un contexte historique et politique grave !



"Préface de Muriel Pic

(...)

Malgré cette réelle intégration au monde intellectuel parisien, la situation de Benjamin reste celle d'un juif allemand marxiste confronté à la montée du fascisme, au nationalisme germanophobe, à l'antisémitisme et à l'anti- intellectualisme du Parti communiste français.Au fil des " Lettres sur la littérature ", sa situation ne s'améliore jamais.Ses difficultés matérielles sont évidentes : il a très peu d'argent, trouve difficilement à se loger et, dès 1939, a de sérieux problèmes cardiaques.Il s'accommode néanmoins de cette situation avec une intelligence et une poésie rarement égalées: dans le mouchoir de poche de sa chambre de bonne sous les toits de Paris, qui lui promet de geler l'hiver et d'étouffer l'été, il rêve de rapatrier à Paris sa bibliothèque se trouvant depuis 1933 chez Bertolt Brecht, au Danemark, où ce dernier a trouvé un premier lieu d'exil.Benjamin imagine aussi de recevoir quelques amis sur la terrasse à laquelle il peut accéder de sa chambre. de là, contempler cette ville qui le tue et à laquelle il est en train de consacrer une étude sublime et inachevée : "Paris, Capitale du XIXe.Le livre des passages".

Si un accent pathétique caractérise certains moments les " Lettres sur la littérature ", malgré la pudeur de Benjamin, on comprend aussi qu'il ne sacrifiera pas sa liberté de penser pour améliorer sa situation. Il reste déterminé à lire la production littéraire de son temps sur le mode critique qu'il préconise dans le

" Livre des passages": Porter au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture."



** lien pour Max Horkheimer :

https://www.universalis.fr/encyclopedie/max-horkheimer/



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Paris, capitale du XIXe siècle : Le Livre des..

Un volume impressionnant de près de mille pages, pour une œuvre à l’état fragmentaire, jamais écrite, certains indices laissant à penser que Benjamin y voyait son chef d’œuvre à venir. L’auteur s’y attelle en 1927 et va continuer le travail jusqu’à sa mort en 1940.



Deux exposés achevés, l’un datant de 1935 et l’autre de 1939 donnent une idée du projet et de l’ambition de Walter Benjamin. Suivent 35 dossiers, thématiques, composés à la fois des notes et commentaires de Benjamin sur le sujet, ainsi que des citations qui nourrissaient sa réflexion. Nous sommes donc en face d’éléments qui auraient du permettre à l’auteur de concevoir son œuvre, avec dans les exposés une sorte de canevas général, qui aurait sans doute pu être infléchi en cours de rédaction, tant le matériel rassemblé était riche et pouvait donner lieu à beaucoup de développements.



Le point de départ du projet, sont les fameux passages construits en grande majorité dans les années 20 du XIXe siècle. Voies tracées entre des immeubles, couverts d’une verrière s’appuyant sur une structure métallique, à vocation commerciale, ils ont connus une très grande vogue au début du XIXe siècle, avant de passer de mode et pour beaucoup être détruit lors des grandes transformations haussmanniennes. Il en reste actuellement une vingtaine. Benjamin pointe à la fois leur caractère commercial, manifestation des transformations économiques en cours à l’époque de leur apparition, et l’utilisation du fer, nouveau à l’époque, et qui pour sa part met en évidence l’évolution technique, au service de l’évolution économique, mais aussi signe de la transformation de l’art par et à cause de la technique. Ils symbolisent le monde en mutation en train d’advenir.



Mais le projet de Benjamin est devenu plus ambitieux que la seule évocation de ces passages, il semble avoir voulu saisir le XIXe siècle dans son ensemble, la modernité en train de se construire. Son analyse au-delà des aspects historiques, matériels, se voulait une analyse philosophique, essayant de comprendre ce qui était en jeu. L’importance accordé à l’objet, sa « fétichisation » en même temps que son déclassement rapide du fait des changements accélérés provoqués des innovations techniques est un des éléments de sa réflexion. Benjamin introduisait des préoccupations métaphysiques et théologiques dans la pensée de l’histoire, d’où l’importance de la notion du mythe dans ses analyses. Il voulait introduire le XIXe siècle dans le présent, ce qui aurait permis une véritable action révolutionnaire, théologie et communisme convergeant.



Les notes et citations rassemblées, sur des thèmes tels que les fameux passages, mais aussi les expositions universelles, les rues de Paris, la photographie, le flâneur, Baudelaire, Fourrier etc devaient servir à ce projet gigantesque. Les dossiers que les rassemblent restent comme seuls trace du projet, magnifiques et en même temps dérisoires par rapport à l’ampleur de ce qui devait être. Ce n’est pas un livre à lire en continuité, cela deviendrait vite lassant du fait de l’état fragmentaire et de nombreuses répétitions, mais à picorer petit à petit de temps en temps.
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Oeuvres, tome 2

1927-1933 : on situe le revirement matérialiste de Walter Benjamin à cette époque alors qu’il s’était plutôt fait connaître jusque-là pour ses opinions métaphysiques. Mais ainsi que la métaphysique ne l’avait pas entièrement conquis, le matérialisme ne deviendra pas sa nouvelle religion. Walter Benjamin s’aventure sur le terrain de la pensée comme une bonne vieille dame en emplettes sur le marché. Il pourrait adopter n’importe quel masque mais il reconnaît qu’on perd moins de temps et qu’on se fatigue moins en en revêtant un seul.





Il serait long et peu représentatif de citer tous les essais contenus dans ce livre. Walter Benjamin analyse les phénomènes littéraires, sociaux et politiques de son époque sans jamais cesser de se tourner vers le passé pour donner un peu de ce relief qui manque souvent aux choses du présent. D’ailleurs, on devrait plutôt dire que Walter Benjamin interroge sans cesse l’éternel. Cet absolutiste ne juge rien d’après les valeurs éphémères d’une époque ou d’une civilisation. Son seul critère de qualité est celui de la sincérité, qu’elle soit angoisse dans son stade premier d’irrésolution, ou légèreté dans ses stades plus avancés de compréhension. Ses critiques semblent à première vue impersonnelles et froides à force d’objectivité mais, en les alignant, on découvre que ce sont toujours les mêmes interrogations qui reviennent pour pousser ses sujets d’études dans leurs retranchements. La question qu’il pose est la suivante : jusqu’où avez-vous été prêt à sacrifier votre confort pour démasquer les supercheries ?





Parmi tous les essais contenus dans cet ouvrage, j’ai surtout aimé « Le caractère destructeur » qui m’a permis de comprendre enfin pourquoi j’aimais tout casser :





« Le caractère destructeur est jeune et enjoué. Détruire en effet nous rajeunit, parce que nous effaçons par-là les traces de notre âge, et nous réjouit, parce que déblayer signifie pour le destructeur résoudre parfaitement son propre état, voire en extraire la racine carrée. […]

Le caractère destructeur n’a aucune idée en tête. Ses besoins sont réduits ; avant tout, il n’a nul besoin de savoir ce qui se substituera à ce qui a été détruit. D’abord, un instant du moins, l’espace vide, la place où l’objet se trouvait, où la victime vivait. On trouvera bien quelqu’un qui en aura besoin sans chercher à l’occuper. […]

Le caractère destructeur ne souhaite nullement être compris. A ses yeux, tout effort allant dans ce sens est superficiel. Le malentendu ne peut l’atteindre. Au contraire, il le provoque, comme l’ont provoqué les oracles, ces institutions destructrices établies par l’Etat. […] Le caractère destructeur accepte le malentendu ; il n’encourage pas le commérage.

Le caractère destructeur est l’ennemi de l’homme en étui. Ce dernier cherche le confort, dont la coquille est la quintessence. […]

Aux yeux du caractère destructeur rien n’est durable. C’est pour cette raison précisément qu’il voit partout des chemins. Là où d’autres butent sur des murs ou des montagnes, il voit encore un chemin. Mais comme il en voit partout, il lui faut partout les déblayer. […] Voyant partout des chemins, il est lui-même toujours à la croisée des chemins. Aucun instant ne peut connaître le suivant. Il démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse. »





Quelle merveille de lire ces textes qui fouillent au plus profond de l’individu tout en gardant leur dignité froide et impassible. Les cliniciens austères ont eux aussi des états d’âme…
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Oeuvres, tome 3

Contient, de façon synthétique :

- Une étude de Paris à travers les passages de Fourier, les panoramas de Daguerre, les intérieurs de Louis-Philippe, les rues vues par Baudelaire, les barricades d'Haussmann.

- Des essais sur André Gide, Eduard Fuchs, l'oeuvre poétique de Brecht, Baudelaire, Carl Gustav Jochmann.

- Un essai sur l'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, et sur le concept d'histoire.





1935-1940. Walter Benjamin louvoyait de plus en plus du côté de l’exploration matérialiste de l’histoire, du langage et de l’art. Ses positions ne font que se confirmer au fil du temps. Une des questions majeures qui relie les différents essais de cet ouvrage est la suivante : faut-il sauvegarder à tout prix la mémoire ? Cette question est toujours légitime. Pourquoi ne le serait-elle plus ?





Commençant d’y répondre, Benjamin étudie le domaine artistique et relève deux formes modernes d’abandon de la tradition à travers l’épanouissement du cinéma et du roman. Il faut lire avec grande attention l’essai majeur de cette période, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ». Walter Benjamin semble nostalgique. Selon lui, les œuvres d’art, en sortant du domaine du rituel, auraient perdu de cette aura liée au hic et nunc de la création.





« [Le déclin actuel de l’aura des œuvres d’art] tient à deux circonstances, étroitement liées l’une et l’autre à l’expansion et à l’intensité croissantes des mouvements de masse. Car rendre les choses « plus proches » de soi, c’est chez les masses d’aujourd’hui un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen de sa reproductibilité. »





Tout mettre à la portée de tout le monde, c’est une rengaine qu’on n’a pas fini de nous chanter, et son refrain serait le progrès de la liberté individuelle sur le reste du monde. Que nenni. Pour Walter Benjamin, ce processus qui fait se mouvoir des masses entières d’êtres humains relève du fascisme, cette « esthétisation de la vie politique ». Le communisme, pas loin, réclame quant à lui une « politisation de l’esthétique ». En quittant le domaine du rituel, l’œuvre d’art entrerait dans le domaine du politique. Ne remarque-t-on pas dans le cinéma une forme de soumission de l’acteur à la puissance de la machine ? Walter Benjamin émet l’hypothèse que le spectateur de cinéma ne vient pas se faire conter une histoire –après les guerres du vingtième siècle, l’expérience est de toute façon devenue inénarrable (« Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire. […] L’une des raisons de ce phénomène saute aux yeux : le cours de l’expérience a chuté. […] N’avait-on pas constaté, au moment de l’armistice, que les gens revenaient muets du champ de bataille –non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable ? »)- ; le spectateur se rend au cinéma pour assister au combat entre l’homme et la machine, cet instrument politique esthétisé :





« Jouer sous les feux des sunlights tout en satisfaisant aux exigences du microphone, c’est là une exigence des plus difficiles. S’en acquitter c’est, en face de l’appareil, sauvegarder son humanité. Pareille performance suscite un immense intérêt. Car c’est devant un appareil que la grande majorité des citadins doit, dans les bureaux comme dans les usines, abdiquer son humanité pendant la durée de sa journée de travail. Le soir, ce sont ces mêmes masses qui remplissent les salles de cinéma pour voir comment l’acteur les rachète dans la mesure où, non content d’affirmer son humanité à lui (ou ce qui y ressemble) en face de l’appareil, il s’en sert pour triompher. »





L’homme devient tout petit, tremblotant devant la grande machinerie de reproductibilité technique des œuvres d’art. Signe d’essoufflement. Que veut dire ce déploiement inutile de matériel ? Jusqu’où peut conduire cette capabilité technique ? « La guerre impérialiste, en ce qu’elle a d’atroce, se définit par le décalage entre l’existence de puissants moyens de production et l’insuffisance de leur usage à des fins de production (autrement dit, le chômage et le manque de débouchés). La guerre impérialiste est une révolte de la technique, qui réclame, sous forme de « matériel humain », la matière naturelle dont elle est privée par la société ». Pour Walter Benjamin, la conclusion s’impose : « Tous les efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point est la guerre ».





Malheur de l’œuvre d’art qui perd toute accroche avec la tradition. Les masses disposent désormais de l’œuvre d’art mais celle-ci s’est détachée de l’histoire. Elle n’a plus de contenu et ne fait plus sens. Elle galvaude la politique, ses pratiquants louvoient parce qu’ils croient à un progrès automatique et ses opposants se trompent. Toute opposition au nazisme, si elle n’est pas dotée de repères transcendants, lui semble impuissante et dépourvue d’orientation. L’opposition la plus efficace que l’on puisse faire serait de résister à une politique et à une culture qui ont rendu le passé méconnaissable en le transformant en héritage culturel.





Mais nous n’allons pas en rester là. L’œuvre d’art, rentrée dans sa période de reproductibilité technique, peut aussi devenir l’objet d’une utilisation vraiment révolutionnaire, à l’usage de l’être humain. Walter Benjamin déplorait que la transformation récente de l’expérience en indicible prive désormais toute notre civilisation de son histoire. Les guerres récentes, consécutives d’un emballement de la technique, avaient en effet augmenté l’expérience à un point qui dépassait l’humain. Pour nous venger, nous devrons cesser de subir la technique et la détourner de ses fins politiques pour la soumettre à notre besoin de faire sens. L’art, doté de nouvelles techniques démesurées dans leur quantité, pourrait être utilisé à bon escient pour rendre accessible l’ineffable. « Pour la première fois, [la caméra] nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel ». L’œuvre d’art, à l’heure de la reproductibilité technique, ne vise pratiquement plus qu’au consensus offert par la distraction, mais ce que nous n’avons peut-être pas encore aperçu, c’est que par le biais de la distraction, l’homme devient capable de s’accoutumer :





« L’homme distrait est parfaitement capable de s’accoutumer. Disons plus : c’est seulement par notre capacité d’accomplir certaines tâches de façon distraite que nous prouvons qu’elles nous sont devenues habituelles. Au moyen de la distraction qu’il est à même de nous offrir, l’art établit à notre insu le degré auquel notre aperception est capable de répondre à des tâches nouvelles. »





On se laisse le temps de s’habituer à la barbarie technique, et viendra peut-être un jour où nous saurons rendre transmissible le sens de notre expérience, en lien avec la révolte de ceux qui peuplent notre passé. L’art dans sa visée politique se contente d’un rendez-vous entre les vivants, mais les vivants seuls sont creux et insignifiants. Elargissons le domaine des retrouvailles lors d’un « rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre » pour retrouver l’ampleur de notre histoire, et pour perpétrer la révolte entreprise par ceux qui sont désormais morts. L’aspiration au bonheur des morts constitue notre dette de vivants.
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Oeuvres, tome 1

Walter Benjamin écrivait sans méthode, par bribes décousues, intellectuel itinérant laissant à Theodor Adorno le soin de classer ses pages après sa mort. Le premier tome des Œuvres de Walter Benjamin regroupe quelques-uns de ses essais majeurs écrits entre 1914-1922. C’est la période au cours de laquelle Walter Benjamin conçoit sa théorie du langage autour de deux textes fondateurs : « Deux poèmes de Friedrich Hölderlin » et « Sur le langage en général ». Il considère que le langage est fondé sur une dichotomie opposant une fonction de communication utilitaire à une fonction centrale qui serait capable de révéler l’essence de l’homme par le verbe, dans un dialogue où le destinataire de l’homme serait Dieu –excusez du peu, mais enfin, vous pouvez remplacer ici par n’importe quelle entité transcendante qui vous tient à cœur.





« Le fait que la fonction instrumentale du langage, la communication, l’ait emporté sur sa fonction de nomination et de révélation, est expliqué en termes de péché originel, et la tâche assignée à la philosophie est de travailler à remettre en vigueur la fonction originelle du langage. »





La théorie du langage s’accompagne d’une réflexion sur l’œuvre du critique littéraire (« La tâche de la grande critique n’est ni d’enseigner au moyen de l’exposé historique ni de former l’esprit au moyen de la comparaison, mais de parvenir à la connaissance en s’abîmant dans l’œuvre »). Walter Benjamin aborde les Affinités électives de Goethe ou L’Idiot de Dostoïevski selon le mot d’ordre de Novalis pour qui toute œuvre d’art contient « un idéal a priori, une nécessité d’exister », qu’il tient à la critique de mettre en lumière. Avec Walter Benjamin, la critique devient morale. Une bonne œuvre est celle qui est nécessaire. Certaines situations n’autorisent pas qu’on s’amuse avec les mots. On peut rire et profaner des calembours à tout bout de champ, lorsqu’on communique vraiment, d’une essence à une autre, les mots doivent retrouver leur caractère divin.





Cette conception du langage aura marqué la première étape d’un parcours intellectuel rétrospectivement découpé en trois étapes. Nous découvrons ici un Walter Benjamin métaphysicien dont le programme, à travers l’élaboration d’une nouvelle théorie de la connaissance, serait « de trouver pour la connaissance une sphère de totale neutralité par rapport aux concepts de sujet et d’objet ; autrement dit, de découvrir la sphère autonome et originaire de la connaissance où ce concept ne définit plus d’aucune manière la relation entre deux entités métaphysiques ». Entre les lignes de ses essais, on soupçonne Walter Benjamin d’être un cérébral radical, un littéraire à la plume racée et un homme blessé par les compromis hypocrites de la société (« La vie des étudiants », « Critique de la violence »). Il s’entraîne aux retranchements de la pensée métaphysique et lorsque nous parvenons avec lui au terme de cette réflexion orientée, nous commençons à comprendre les raisons qui conduisirent cette exploration intense sur une impasse. Que nous offre la métaphysique ? Rien de ce qu’un idéaliste aux pieds sur terre comme Walter Benjamin ne pouvait espérer. Dans les années 30, il opèrera un revirement matérialiste dans lequel la fonction politique du langage recouvrira ses fonctions théologique et métaphysique. Il représente ainsi le balancement éternel qui semble caractériser les grands cycles de l’histoire des peuples, entre besoin de spiritualité et besoin de matérialisme. Cette seconde étape du parcours intellectuel de Walter Benjamin sera présentée dans la suite de ses Œuvres mais se trouve déjà annoncée de manière subliminale dans un de ses essais de la première période, « La tâche du traducteur » :





« C’est à partir de l’histoire, non de la nature, moins encore d’une nature aussi variable que la sensation et l’âme, qu’il faut finalement circonscrire le domaine de la vie. Ainsi naît pour le philosophe la tâche de comprendre toute vie naturelle à partir de cette vie, de plus vaste extension, qui est celle de l’histoire. »
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Enfance berlinoise vers 1900 : Version dite..

C’est plutôt à une géographie intérieure que nous invite ici Walter Benjamin, dans un quartier bourgeois de Berlin, à une suite de rêveries, d’anecdotes, de souvenirs, d’escapades dans le monde parfois obscur de l’enfance. Une inquiétante étrangeté règne dans les corridors de l’appartement familial. Et sous ce voile floconneux le réel fait parfois irruption : la mort, la pauvreté, la prostitution, etc. Comme si entraient dans ce monde feutré par effractions des dissonances. Walter Benjamin se pose aussi des questions lancinantes et semble se heurter à des énigmes.
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Walter Benjamin et la tempête du progrès

J’ai encore manqué d’attention, et j’ai cru que ce livre présentait un essai inédit de Walter Benjamin. Il est possible qu’ainsi je confirme le fait que déplorent les décroissants : précipitée par l’accélération temporelle, je fais les choses à moitié et je me plains ensuite de la sévérité du destin. A vrai dire, rien ne me presse dans le temps sinon moi-même. D’ailleurs, je n’ai jamais trouvé de charme non plus au temps qui passe trop lentement : je ne le connais que trop bien, et la poésie qui émane de lui est pourrie.





Ce n’est d’ailleurs pas un coup du sort si cruel que de se retrouver avec un essai d’Agnès Sinaï entre les mains plutôt que de lire encore Walter Benjamin. Je préfère certes infiniment Walter à n’importe quelle inconnue mais je crois aussi que les bonnes surprises peuvent encore survenir. En l’occurrence, la pioche n’est pas si mauvaise car les éditions du passager clandestin s’inscrivent dans une veine critique dite anarchiste qui mélange un peu tout et n’importe quoi : décroissance (bien), féminisme (pas bien), désobéissance civile (bien), anticolonialisme (pas bien), luttes sociales, écologie politique, désurbanisation, autogestion (je ne sais pas ce que c’est).





Agnès Sinaï aborde l’œuvre de Walter Benjamin par la lorgnette de la décroissance. Célèbre auteur de « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », le choix ne semble pas totalement inapproprié. La démonstration est cependant très brève puisqu’elle se supporte d’une cinquantaine de pages à peine incluant déjà de très nombreuses citations et une introduction biographique. Les principaux thèmes abordés sont : la flânerie, l’imaginaire productiviste, le progrès, et sans doute d’autres petites choses que l’esprit décroissant ne citera pas par souci de s’extraire de l’exhaustivité cybernétique. Moins qu’un essai, ce livre s’aborde donc comme une sorte d’abrégé pour futur non-lecteur de Benjamin. Je me demande à quoi peut servir un ouvrage de ce genre : à lui seul, il ne donne pas particulièrement envie de lire un écrivain, donnant à penser qu’en une dizaine de pages, la substantifique moelle de son œuvre a été condensée et sublimée, et il n’apprendra rien non plus à une personne qui aurait déjà lu les œuvres dudit écrivain. C’est peut-être ce genre de livre que consulte rapidement notre Président, entre deux rails de coco, avant de se pointer devant les caméras pour déclamer des conneries sur Dostoïevski. Mais moi qui ne suis pas présidente, vraiment, je ne vois pas trop à quoi pourrait me servir un tel livre, si ce n’est à raviver quelques bons souvenirs des moments passés avec Benjamin. Que demander de plus à la vie, d’ailleurs ? Merci.

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Sens unique

Ce recueil des éditions Maurice Nadeau regroupe trois textes de Walter Benjamin : "Enfance berlinoise", "Sens unique" et "Paysages urbains". Si les première et dernière parties semblent distinctes, elles ont comme source commune le parcours à la fois temporel et spatial de l’auteur dans l’Europe du premier XXe siècle, à la fois lieu de la toute puissance et de la plus terrible déchéance. Car le récit d’enfance de Walter Benjamin est moins une peinture de sa vie familiale, avec la série des portraits et des liens filiaux que l’on pourrait attendre, qu’une description des objets et des lieux qui l’ont façonné. Les souvenirs de Benjamin sont attachés aux ambiances. Celles d’un intérieur bourgeois, d’une campagne au printemps ou encore d’une rue berlinoise. Et toujours avec le souci de retrouver le regard que l’enfant qu’il était pouvait porter sur son environnement.

Mais le texte central du recueil, Sens unique, même s’il n’a rien d’autobiographique, est pourtant encore une fois la transcription d’un regard. Celui d’un homme avisé analysant les transformations de son époque où apparaissent les panneaux publicitaires, les affiches et les plans de communication qui, par le voile opaque qu’ils posent sur le monde, étouffent les notions de biens communs, d’égalité, et de partage.

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Images de pensée

S’il devait être évalué (mais il ne le sera qu’à titre d’expérience de pensée), ce recueil d’essais se situerait sur un niveau 1 de difficulté de lecture, étant réputé que WB ne se laisse pas lire concomitamment à d’autres activités inutiles (conduire, prendre une douche, converser au téléphone) qu’il est cependant tentant de mener en parallèle à certaines lectures afin d’économiser du temps.





Petits portraits de villes, récits de rêves, conseils pour bien cacher ses œufs de Pâques, fumette à Marseille, réflexions diverses et variées sur tout et n’importe quoi… ces essais légers, qui prouvent que la curiosité de l’auteur ne se donne aucune limite, ne sauraient déplaire aux lecteurs facilement las que nous sommes. La justesse et l’acuité des réflexions qui caractérisent notre cher WB sauront même nous redonner un peu d’enthousiasme, nous ramenant à la vie avec l’impression que celle-ci ne saurait, dans le fond, pas vraiment nous décevoir.

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Le Voyageur enchanté (précédé de) Le Raconteur

(...)

C’est un classique que j’ai plutôt apprécié. Le narrateur raconte sa vie, c’est une succession d’aventures qui se passent au 19e siècle dans la Russie tsariste. ça se rapproche du roman picaresque: un héros plus ou moins naïf, haut en couleurs, à qui il arrive un tas de trucs plus improbables les uns que les autres.



Le plus étant que c’est assez court, donc ça se lit vite et on n’a pas le temps de s’ennuyer. ça peut être un bon point de départ pour découvrir la littérature russe classique sans se décourager en allant directement vers Tolstoï ou Dostoïevski ^^



Le roman est précédé d’un essai, que je n’ai pas lu avant de peur d’être spoilée et que je ne suis pas sûre de lire maintenant, parce que je trouve que l’histoire se suffit à elle-même.
Lien : https://bienvenueducotedeche..
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L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilit..

Une très bonne réflexion sur l'art et les raisons qui font que tel art domine à telle époque. Contrairement à Hegel, Benjamin n'affirme pas que ces dominations seraient liées à des moyens d'expression (car pour Hegel, si la sculpture était dominante sous la Grèce antique, c'est que cette civilisation avait ainsi trouvé son moyen de s'exprimer). Sans renier cette historicisation de l'art, il affirme néanmoins que ces dominations seraient en fait liées à leur moyen de reproduction: forte prépondérance de la littérature à l'époque de l'imprimerie par exemple.

Mais là où sa pensée me semble vraiment intéressante, c'est lorsqu'il nie la mort de l'art tant défendue par Hegel. L'apparition de la photographie et du cinéma permettent un "recyclage" en quelque sorte, où toute les œuvres du passé peuvent être réadaptées. Si cela n'est pas sans poser de nombreux problèmes (car ainsi il est clair que l'art n'apparaît plus comme un réel savoir-faire en ce que la production n'apparaît que comme une technique), il laisse à croire à un renouveau de l'art qui peut justement prendre forme dans ce nouveau moyen d'expression.
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Récits d'Ibiza et autres écrits

Il est difficile d'imaginer ce que put être l'île d'Ibiza en ces années 30 du siècle précédent . Avant que le tourisme, la gentrification, la spéculation immobilière, anéantissent ce qu'était alors ce petit havre de pureté et de simplicité méditerranéen où il faisait si bon vivre et se ressourcer. Fort heureusement, nous disposons d'assez remarquables témoignages sur ce temps là. Outre ces « récits » de Walter Benjamin, on s'intéressera prioritairement au passage en ces lieux, pratiquement à la même époque, de son compatriote Raoul Hausmann qui en a laissé un ensemble de très belles photos ainsi qu'un roman ( Hylé – État de rêve en Espagne ) où l'on trouve de nombreuses descriptions de ses paysages, de son architecture d'origine et de ses habitants.

Peu d'auteurs ont su concilier aussi étroitement intellectualité et sensibilité que Walter Benjamin qui put ainsi être tout à la fois philosophe, conteur, ainsi qu'un remarquable critique pour ceux qui ont lu ses ouvrages sur Baudelaire ou Proust, pour ne citer que ceux-là. Sa curiosité du monde qui l'entourait, et il voyait loin, était sans limite et l'on ne peut être qu'étonné, en parcourant son oeuvre, par la diversité de ses approches, alliée à la profondeur de ses réflexions.

Benjamin disposait également d'une admirable capacité d'émerveillement dont l'on retrouvera une illustration dans les textes éparts qui composent ce petit livre. C'est comme s'il avait cherché, ici comme en de nombreux autres textes, à élaborer une sorte de catalogue de ses pensées et intuitions diverses dans un but ultérieur. Et l'on ne peut que s'affliger de sa tragique disparition en 1940, il n'avait que 48 ans, alors qu'il tentait de fuir les nazis. L'éclectisme de Benjamin n'avait rien de superficiel et correspondait à un désir de se saisir du champ de compréhension le plus large possible en relation avec sa grande humanité. On ne peut donc qu'imaginer, rêver peut-être, l'oeuvre ultérieure qui aurait été la sienne s'il avait vécu. Et se consoler en se plongeant dans les nombreuses éditions de ses multiples écrits qui tentent, chacune à leur manière, de restituer le portrait de cet homme capable, à lui tout seul, de nous redonner confiance en cette humanité qui est la nôtre à travers toutes ses tragédies.
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Le coeur froid

Un conte radiophonique en Allemagne en 1932.

Ça commence avec des personnages chamarrés et remuants, c'est plutôt vif et drôle au debut, et ça s'enlise dans une morale totalement incompréhensible pour nous en 2019... au point que, même sur 70 pages ça semble long....

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L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilit..

Penseur visionnaire sur l'art, notamment sur l'oeuvre et son commerce actuel. La perte d'unicité, qu'il nomme "aura", le hic et nunc de l'oeuvre d'art: sa présence. Il annonce le basculement de la valeur cultuelle vers la valeur d'exposition. L'art ne tient plus valeur de culte; plus l'oeuvre sera visible, et ce, peu importe sa forme, plus il sera tenu pour valable. On fait fit de l'original. Un concert ou une peinture, ne s'agit que d'entendre son enregistrement ou de la regarder sur papier glacé. N'est-ce pas l'art à l'ère des réseaux? Un essai tout à fait pertinent, une réflexion actuelle.
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Enfance berlinoise vers 1900 : Version dite..

Enfance Berlinoise autour de 1900 n’est pas une autobiographie. Elle est davantage une succession de brefs souvenirs, tous liés à la ville de Berlin et écrits depuis l’exil, principalement depuis cette ville-miroir qu’est Paris. Tout le livre porte la trace de cet éloignement forcé de l’Allemagne, de cette nostalgie du pays perdu qui anime Walter Benjamin durant ces années de guerre qui le condamnent à fuir, lui qui se refusa longtemps à quitter Berlin, jusqu’à rejeter la proposition de son ami Scholem de le rejoindre en Palestine lorsque le régime nazi se mettait doucement en place. Toutefois, il n’est nullement question de céder ici au pathos de la déploration, de la perte. L’exilé trouvera sa consolation dans la ville qu’il a quittée et à laquelle il repense, et notamment dans ces loggias « inhabitables » qui deviennent un lieu privilégié « pour celui qui ne peut plus trouver nulle part de demeure ». Dès lors, tout le recueil peut être pensé comme un récit de seuil, seuil inhabitable et inhabité, mais qui devient l'espace emblématique où l'on peut « remonter aux origines, « vers les mères de tout être », et ce faisant de tenter de retrouver ce moment de la vie où tout est encore promesse à venir, loin des déceptions ultérieures. L’enfant retrouve ainsi dans « La Boîte de lectures » le plaisir avec lequel il s’adonnait à l’apprentissage de la lecture, apprentissage qui laissait espérer l’accès à de nouveaux mondes. Les collections qu’il construit patiemment sont également une occasion de « renouveler l’ancien », c’est-à-dire de le faire sien, et d’y voir un nouvel espoir de bonheur que l’adulte s’est plu, pour sa part, à oublier. En somme, « tout l’univers défiguré de l’enfance » trouve ici sa place, avec toutes les manipulations et distorsions qu’il impose au monde et que refait entendre l’écriture. Défiguré car il est le lieu de toutes les méprises: les tailles-douces (Kupferstiche) se transforment ainsi dans l’esprit de l’enfant en le geste de faire coucou (Kopfverstich) tandis que la proximité des sonorités autorise l'erreur comme le jeu de mots, qui tous deux importent in se, pour ce qu'ils offrent une image de l’enfance et de ses multiples créations langagières à même de permettre une pleine ouverture à la fascination des possibles qui régit notre cosmos. L’enfance devient ainsi non seulement un moment de la vie, perdu et toutefois toujours présent à l’esprit, mais également un mode de pensée du monde qui nous entoure, et que le flâneur entreprendra par la suite de renouveler, en compagnie de Franz Hessel.
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Paris, capitale du XIXe siècle

Walter Benjamin écrivit cet exposé en 1935, alors qu’il travaillait, en exil à Paris, sur son livre inachevé sur les passages parisiens. Celui-ci sera finalement publié en français en 1989, et est disponible aujourd’hui aux excellentes éditions Allia.



Benjamin évoque ici les grands thèmes de la modernité : les passages, les expositions universelles, les intérieurs bourgeois, le Paris redessiné par Haussmann et les barricades. Sous les yeux de ce promeneur, qui déchiffre les signes de la modernité dans le Paris révolu du XIXe siècle, la société révèle son nouveau visage. Son regard sur la ville dévoile l’évolution par trop familière de notre civilisation, le divertissement et le fétichisme naissant pour la marchandise, en cette deuxième moitié du XIXe siècle.



L’intronisation de la marchandise prend son essor avec la construction des passages parisiens, «noyaux pour le commerce des marchandises de luxe», construction rendue possible par les progrès techniques, l’architecture du fer et l’éclairage au gaz, puis avec les expositions universelles à partir de 1856, lieux d’assujettissement à des marchandises chargées d’allégorie, pour leur conserver un pouvoir magique, malgré le développement de la production de masse.



«Les expositions universelles sont les centres de pèlerinage de la marchandise-fétiche. "L'Europe s'est déplacée pour voir des marchandises", dit Taine en 1855... L'intronisation de la marchandise et la splendeur des distractions qui l'entourent, voilà le sujet secret de l'art de Grandville.»



Ses innovations font rêver car elles sont chargées d’espérance et des utopies de la modernité ; ainsi les passages sont comme des mondes en miniature, en écho au phalanstère de Charles Fourier, et l’intérieur bourgeois à la mode Louis-Philippe est «l’asile où se réfugie l’art».



Fondant ses réflexions sur l’observation attentive du paysage urbain, Walter Benjamin formule une critique précoce de la modernité qui empêche le véritable épanouissement de l’homme, mettant en lumière la tension entre la consommation désirée à l’instant présent, la fantasmagorie qui y est associée et la déception qui s’ensuit, avec ce rêve toujours repoussé de l’âge d’or de l’homme.



À l’époque des centres commerciaux, de l’enfer de la consommation poussé à son extrême, de la récupération de toutes les utopies par le capitalisme, il faut lire et relire Benjamin, témoignage du passé et texte d’une singulière actualité.

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Enfance berlinoise vers 1900 : Version dite..

Ceci est plutôt une remarque qu'une critique. Il existe plusieurs versions de ce petit livre. Celle que je viens de lire en allemand est la version finale datant de 1938 et qui a été redécouverte à la Bibliothèque Nationale à Paris en 1981. Ce texte est complété par des extraits des versions précédentes. Je suis un peu surpris que la version publiée en 2012 en France concerne une version plus ancienne. Cei n'est pas négligeable dans la mesure où de nombreux textes des trois premières versions connues (mais non publiées) ont été supprimés ou complèment réécrits dans la version finale. Cette version finale est typique du style tardif de l'auteur. C'est du moins ce que prétend Rolf Tiedermann, Archives Adorno, qui précise dans un post scriptum éditorial: "L'idéal stylistique du Benjamin tardif - ceci est aussi confirmé par la dernière version du livre sur son enfance - était la représentation sobre de l'insolite, un laconisme particulièrement complexe, qui pourrait être le résultat de l'influence de Hebel ou de Brecht et qui est pourtant profondément propre à Benjamin." (traduction littérale de base)
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