Il est étonnant de constater à quel point il en faut peu pour étancher la soif des obsédés de la pornographie, des ricaneurs lubriques, des protecteurs de la morale publique. Du titre du chef-d'œuvre de Mr Burroughs, ils seront amenés à attendre quelque chose comme des amours illicites, une sorte de Laocoon phallique, et ils seront déçus. Ce qu'ils trouveront, en revanche, est un palimpseste d'obscénité si émétique qu'aucune casuistique ne pourra justifier une accusation d'inflammation et de corruption. Ceci, Dieu nous aide, n'est pas "Fanny Hill" ou "l'amant de Lady Chatterley". C'est une image de l'enfer, et l'enfer n'est pas corrompant. L'obscénité n'est pas l'œuvre de M. Burroughs : elle est là dans le monde extérieur. Nous sommes tous assis à sourire devant un repas épouvantable qu'il nous montre, et soudain surgit ce qu'il est: un repas cannibale. La viande au bout de chaque fourchette se révèle être les tripes et le sang de nos semblables. C'est une révélation qui ne plaira à personne et risque de couper quelques appétits, mais il faut la faire, même si peu ont le courage de la faire. M. Burroughs rejoint un petit groupe d'écrivains qui sont prêts à regarder l'enfer et à relater ce qu'ils y voient.
La vision de Burroughs est celle d'un homme qui a échappé à l'agonie de la toxicomanie et regarde l'enfer avec les yeux purifiés de l'artiste qui se souvient. Son introduction est autobiographique et clinique ; il joint un long article de "The British Journal of Addiction". Certains de ses lecteurs les plus charitables, trop faibles d'estomac pour entrer dans la création artistique, considéreront l'ensemble de l'œuvre comme une thèse terrible mais nécessaire sur la nature de la vie des damnés, un morceau de didactisme inhabituellement franc. Ils auront tort, puisque Burroughs démontre que son sujet ne peut s'exprimer qu'à travers la mise en forme statique (c'est-à-dire ni didactique ni pornographique) de l'imaginaire artistique.
Le naturalisme ne suffit pas ici, ni l'euphémisme ni le périphrastique. Il y a des vols que certains qualifieront avec désinvolture de surréalistes, des fantasmes de violence qui sont apparentés à ceux d'Auden mais qui ne servent pas la rébellion d'un simple écolier. Il y a des fugues qui tirent leurs thèmes du symbolisme quotidien de la rage - les processus du sexe et de l'excrétion, développés en perversion et coprophagie. La création de mondes nouveaux et horribles est aussi nécessaire à la vision de Burroughs qu'à celle de Dante. Il n'y a pas d'artifice qui me paraisse purement fantaisiste ou gratuit ; Je ne vois pas d'autre manière d'écrire un livre comme celui-ci.
Comme dans toute œuvre littéraire importante (et ce livre l'est), on finit par admirer l'art qui est capable de transmuter un sujet aussi terrible en prétexte à une sorte de joie. C'est le mystère de l'art qui nous permet de relire Swift encore et encore et d'en ressortir non pas bouleversé mais ravi. L'art de M. Burroughs est très individuel. Il a en son temps admiré à la fois Gertrude Stein et James Joyce, mais il a développé des techniques qui semblent trahir très peu leur influence. D'ailleurs, il admire Sterne et Jane Austen.
Son souci est avant tout l'art, et il est douteux que les cris d'indignation que son livre provoque puissent le troubler.
Un livre difficile, mais qui demande à être lu.
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