Critique de Jean-Baptiste Harang pour le Magazine Littéraire
Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines a été écrit en 1945 par deux jeunes gens qui n’avaient encore rien publié et que personne hors de leur entourage ne connaissait : Jack Kerouac, 22 ans, William S. Burroughs, 30. Ils y racontent sous forme romanesque une histoire vraie, l’histoire d’un meurtre dont ils furent des protagonistes secondaires, ni victimes ni meurtriers, mais des témoins indirects placés un temps en arrestation. Pendant plus de soixante ans, le texte resta inédit, d’abord faute d’avoir trouvé un éditeur, puis « oublié sous les lames d’un parquet », comme le disait Kerouac. Il fut publié pour la première fois aux États-Unis en 2008 après un embargo que dans une postface passionnante James Grauerholz (qui accompagna Burroughs, de 1974 à sa mort en 1997) décrit avec minutie.
Puis Kerouac devint Kerouac, et Burroughs, Burroughs, et il faudrait que l’on soit capable de lire ces Hippopotames comme si on ne savait rien d’eux. Pas facile. À l’été 1944, Jack Kerouac a déjà pas mal roulé sa bosse, il a changé de langue à 6 ans, pratiqué divers sports de haut niveau, fréquenté l’université Columbia grâce au football, travaillé comme pigiste, bu, fumé, expérimenté diverses pratiques sexuelles, honoré deux engagements dans la marine marchande (l’un à destination de Mourmansk, l’autre de Liverpool), s’est fait révoquer de l’armée pour de feintes raisons psychiatriques et a écrit un roman, The Sea Is My Brother, qui n’a paru que l’an passé. Il vit à New York, en colocation avec William Burroughs et leurs futures épouses, Edie Parker et Joan Vollmer. Burroughs s’est lui aussi dégagé de ses obligations militaires au prix d’un séjour psy, il est juif, homosexuel, et commence à s’adonner à la morphine, il a étudié la médecine à Vienne, qu’il a quitté à l’orée du nazisme, et la littérature anglaise à Harvard. Son grand-père a inventé une machine à calculer et fondé la compagnie qui porte son nom et rapporte des sous.
À ce petit monde, un peu clochard, un poil céleste, il faut ajouter deux très proches pour compléter le casting d’ Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines : Lucien Carr et David Kammerer. Carr a 19 ans, il est beau comme un ange, et David Kammerer, 33 ans, est un grand amateur d’anges. Kammerer est un ami d’enfance de Burroughs, il est professeur de gymnastique et, depuis qu’il a eu Lucien Carr sous sa responsabilité lors d’un camp de jeunesse cinq ans plus tôt, il ne le perd ni de vue ni de désir, il le suit de ville en ville, d’école en lycée, de quartier en quartier, lui porte une affection assidue à la limite du harcèlement, sans qu’on sache si une relation sexuelle a été consommée. Tous sont un peu poètes, alcooliques, coureurs de bars et de champs de courses, la plupart à la recherche constante du dernier cent pour faire un dollar. Carr est le plus jeune, le plus provocant et peut-être le plus brillant.
À la veille de ce dimanche 13 août 1944 Kerouac et Carr courent depuis plusieurs semaines après un engagement sur un cargo pour gagner la France. Ont-ils dans l’idée d’y arriver pour la libération de Paris qui aura lieu dans deux semaines et dont ils ne savent rien ? En tous cas, de rester en France pour connaître le Quartier latin et pourquoi pas quelques ancêtres bretons. Kerouac - dont le français est la langue maternelle (avec un fort accent québécois) - se serait fait passer pour français et Carr pour sourd-muet. Ils s’engagent enfin pour Le Havre et, à peine montés à bord, se font débarquer par le second pour incompatibilité d’humeur. Carr et Kerouac trouvent dans le dépit une bonne raison de boire et se séparent au milieu de la nuit. Vers 3 heures du matin, Kerouac croise Kammerer qui cherche à rejoindre Carr. Ce projet de voyage le désespère puisqu’il n’en est pas. C’est la dernière fois qu’on le verra vivant.
Le lendemain Lucien Carr se rend chez Burroughs pour lui raconter que, cette nuit, il a poignardé David Kammerer à deux reprises avec son couteau de scout. Le tenant pour mort, il lui aurait lié les mains, rempli les poches de cailloux et l’aurait poussé dans l’Hudson. Pour preuve, il lui montre un paquet de cigarettes et les lunettes ensanglantées de Kammerer. Burroughs lui conseille de contacter un avocat et de se rendre, qu’il ne craint pas la chaise électrique s’il plaide la légitime défense contre une tentative de viol. Au lieu de quoi Carr rejoint Kerouac et ils vont ensemble passer la journée à boire, visiter des musées et peut-être même enterrer les lunettes de Kammerer dans un parc. Le jour suivant Carr raconte l’affaire à sa mère, qui lui trouve un avocat. Il se rend à la police le mardi 15 août. Le jeudi Jack Kerouac est arrêté et incarcéré comme témoin, faute de pouvoir payer la caution.
Burroughs, qui travaille alors pour une société de détectives privés, est en planque pour constater un supposé adultère. Également arrêté, il a le temps de contacter ses parents, qui lui trouvent l’avocat compétent et les dollars de la caution : il est libéré sur parole. Les parents d’Edie Parker acceptent de payer la caution de Kerouac à condition que celui-ci épouse leur fille. Ils se marient en prison. Il est libre. Le 15 septembre 1944 Lucien Carr est condamné à dix ans de prison. Il en fera deux. Voilà l’histoire.
Et voici le roman. Ginsberg n’y paraît pas, c’est pourtant lui, le plus jeune de la bande, 18 ans au moment des faits, qui s’y colle le premier. Il prend des notes en vue d’un livre qu’il appellerait « The Bloodsong », mais le doyen de l’université Columbia le dissuade de continuer. Dans sa postface James Grauerholz recense une bonne douzaine de fictions, sans compter les biographies des protagonistes, qui racontent ou s’inspirent du drame : James Baldwin, Truman Capote et Edie Parker elle-même en sont les auteurs. Et Kerouac, dans une version plus éloignée des faits en 1967 dans Vanity of Duluoz.
Mais revenons à nos duettistes de 1945. Grauerholz cite le témoignage de Burroughs à son premier biographe quarante ans après les faits, quinze ans après la mort de Kerouac : «Kerouac et moi, on avait évoqué la possibilité d’écrire un roman à quatre mains, et on a décidé de s’attaquer à la mort de Dave. On écrivait nos chapitres chacun à tour de rôle, et on se les lisait. On savait parfaitement qui écrirait quoi. On ne visait pas l’exactitude, mais seulement l’approximation. On a eu grand plaisir à le faire. Il va de soi que chacun écrivait ce à quoi il avait assisté : Jack savait ceci et moi cela. On a romancé. Dans la réalité, le meurtre a été commis avec un couteau, pas avec une hachette. Comme il ne fallait pas qu’on puisse reconnaître les personnages, j’ai fait de Lucien un Turc. Kerouac n’avait encore rien publié, on était de parfaits inconnus. Toujours est-il que personne n’a voulu de notre histoire. On est allés trouver une vague agente qui nous a dit : "Mais quel talent, vous êtes de vrais écrivains!"»
Certes, les circonstances de la mort de Kammerer ont été modifiées, les noms des protagonistes ont été changés, mais les principaux sont parfaitement reconnaissables et les spécialistes en identifient une bonne vingtaine. Jack Kerouac est Mike Ryko, et William Burroughs Will Dennison, sous ces deux noms ils se présentent comme les narrateurs du roman, dans une alternance presque parfaite des chapitres qui portent en titre le pseudonyme de leur auteur. Les deux écritures coulent en harmonie sans renier chaque personnalité. Le jugement de cette « vague agente » (Madeline Brennan) ne manquait pas de perspicacité : la vie de bohème à Greenwich Village au milieu des années 1940 y est décrite sans l’altération du recul et de la gloire promise aux auteurs. L’alcool, la poésie, la liberté et l’ambivalence sexuelle, l’absence inouïe de toute considération pour les femmes, la fantaisie, les provocations, le jazz, le partage, la lecture, l’invitation au voyage, composent la chair du roman et tendent vers son accomplissement dramatique, point d’orgue des toutes dernières pages.
On ne parlait pas encore de « Beat Generation », titre que Kerouac donne à cette pièce inédite qu’il écrivit en 1957 et qui paraît conjointement aux Hippopotames . On sait que Kerouac entendait le mot « beat » de son oreille francophone et l’associait à « béats », aux Béatitudes. La pièce met en scène une autre brigade de clochards célestes et ravis qui jouent aux courses et se piquent de conversation philosophique. Les amateurs inconditionnels de Kerouac y trouveront pain bénit.
À l’époque des Hippopotames, nos illustres inconnus ont encore une bonne douzaine d’années devant eux pour livrer leur meilleur : Howl de Ginsberg en 1956, Sur la route de Kerouac en 1957 et Le Festin nu de Burroughs en 1959. À sa sortie de prison, Lucien Carr entra comme pigiste à l’agence UPI, où il fit une brillante carrière pendant cinquante-sept ans. À l’opposé de son caractère fantasque, il se fit le chantre de la sobriété journalistique dont l’adage était : « Commencez plutôt directement par le deuxième paragraphe. » Il ne voulut plus entendre parler de la mort de Kammerer et fit beaucoup pour la notoriété de ses amis écrivains, qui tinrent leur promesse de ne pas laisser publier Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines de son vivant. Lucien Carr est mort le 28 janvier 2005.
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