« L'Ordre du jour » est un livre d'une puissance rare. Il m'a charmé par son écriture époustouflante. En seulement 160 petites pages, il montre comment « les plus grandes catastrophes s'annoncent souvent à petits pas ». Il « soulève les haillons hideux de l'histoire » pour raconter la marche vers l'abîme de l'Europe à travers l'aide apportée par les magnats de l'industrie à Hitler et le laisser faire des autres puissances européennes au moment de l'annexion de l'Autriche.
Ce n'est pas une fiction, plutôt un récit romancé et pourtant c'est le prix Goncourt 2017 – un très grand prix Goncourt selon moi –. le roman de l'alliance terrible des industriels allemands et de Hitler. Les Opel, Krupp, Siemens, Bayer, Allianz, BASF, Agfa, Telefunken, IG Farben ne sont pas que des marques ! Ce 20 février 1933, ils étaient là, ces 24 magnats de la finance et de l'industrie, invités par Goering et par Hitler en personne afin de financer la campagne nazi des législatives du 5 mars de cette sinistre année, là où l'Allemagne, et une grande partie du monde avec elle, bascula dans l'abîme. Leur soutien, en acceptant de financer la campagne électorale du parti nazi, sera au rendez-vous du crime qui s'écrit dès cette époque.
Le 12 février 1938, Kurt von Schuschnigg, chancelier d'Autriche, « le petit aristocrate raciste et timoré », est l'hôte du Führer. Il est arrivé... en tenue de ski ! le 13 mars c'est l'annexion de l'Autriche. Schuschnigg, ce petit dictateur bientôt déchut, est un passionné de musique... Bruckner, Furtwängler, Arthur Nikish, Mozart, Haydn, Liszt sont dans les conversations avec le nazi Arthur Seyss-Inquart, celui qui va bientôt le remplacer. Un monde de brutes mais où on apprécie la musique classique.
L'intérêt de cette leçon d'histoire réside surtout dans la mise en perspective de ces quelques dates et la description minutieuse des intervenants – on a les expressions des visages, les sourires, les sentiments profonds des protagonistes –. Tout est décortiqué, les dialogues reconstitués sonnent justes pour nous qui connaissons la fin de ce roman aussi cocasse que totalement tragique et honteux.
Complaisance à Londres, complaisance à Paris de dirigeants peu regardant sur la morale de leurs interlocuteurs dès lors que les intérêts de classe sont préservés. Beaucoup ont fermé les yeux à l'époque, c'est même pour cela que tout a si bien fonctionné. Avec en arrière-pensée de reprendre la main face au peuple, aux syndicats, au bousculement à cette époque de l'ordre capitaliste en crise.
C'est un texte ciselé, renouvelant le genre, une épure avec des fulgurances, des images qui font mouche.
Eric Vuillard est né à Lyon en 1968. Écrivain, également cinéaste (L'homme qui marche, 2006, Matteo Falcone, 2008). Il renouvelle la forme du récit historique redonnant la parole aux petites gens, aux perdants en passe d'être oubliés. Ce n'est pas le récit officiel habituel, il permet à la vérité de se frayer un nouveau chemin et du coup esquisse des perspectives pour l'avenir. Je conseille de lire ses autres oeuvres majeures « Tristesse de la terre » (Actes Sud, 2014), ou encore « 14 juillet » (Actes Sud, 2016).
« Ouvrir un livre d'Éric Vuillard, c'est de fait avoir l'impression d'entrer dans un genre hybride, au croisement du chant, de l'histoire et de l'éloquence. »
Venez écouter un extrait de la symphonie No.9 - Sergiu Celibidache/ MPO (Live, 1986), sur mon blog clesbibliofeel.
Le Magazine littéraire, dans son numéro de juillet-août 2017, comporte une interview très intéressante de l'auteur ! Lien sur clesbibliofeel. Et photo toute personnelle illustrant un de mes livres essentiels que je conseille tout à fait !
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https://clesbibliofeel.blog