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EAN : 9782844858948
176 pages
Allia (21/08/2014)
4.42/5   6 notes
Résumé :
C'est sur le ton de la confidence et avec simplicité que Marcel Duchamp se livre à Pierre Cabanne. Nous sommes en 1966, deux ans avant sa disparition. Il retrace sa vie, celle d'un artiste qui n'a voulu ni plaire ni choquer. Celui qui a pu affirmer que "c'est le regardeur qui fait le tableau" montre une disponibilité à autrui, répond avec la plus grande honnêteté à son interviewer. Ce qui n'exclut pas les pirouettes et les traits d'ironie. Duchamp fut féru de calemb... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
L'exposition au Centre Pompidou "Marcel Duchamp : la peinture, même" (jusqu'au 5 janvier 2015), m'a incitée à me replonger (Somogy, 1995) dans ces Entretiens recueillis au domicile de l'artiste en 1966 par Pierre Cabane. Dans ce livre paru en 1967, pour sa première édition, Marcel Duchamp âgé de presque quatre-vingts ans, revient sur son oeuvre et sur certains aspects de sa vie. Plusieurs rééditions se sont succédé ensuite dont la toute dernière date de septembre 2014 (Allia).

Dépaysement réjouissant causé par les subversions qui ont défrayé la chronique au XXe siècle et sont décryptées ici par leur auteur : Roue de Bicyclette premier ready-made (1913), Trois Stoppages-étalon (1914), Porte-bouteilles (1914), Neuf Moules Mâlic (1914-1915), Fountain signé R. Mutt (1917), Fresh Widow (1920), Rotorelief (1935), Prière de toucher ou Boîte en Valise (1941-1968), Objet-Dard (1951), Coin de Chasteté et bien d'autres. Un régal pris aux dépens de toutes les idées reçues. Réjouissants aussi ces entretiens par l'impertinence du ton qui accompagne les réflexions sur l'art, le rôle des musées et la conservation des oeuvres, sur la notion d'original et de multiple.

Alors qu'il déclare se méfier du mot création et s'attache à ne parler que de ce qu'il fait ou a pu faire, au sens le plus artisanal du terme ("art" venant d'un mot sanskrit signifiant "faire", comme il le rappelle dès le début des entretiens), Marcel Duchamp insuffle volontairement un je ne sais quoi de badin à ses propos qui donne une grande saveur à l'esprit de cette rencontre. "Une manière douce, légère, sans importance" de rendre compte de l'art. C'est bien ce qui m'a plu et qui lui sera si vivement reproché : trop d'apparente simplicité, de décontraction de la part de l'Iconoclaste en chef et grand perturbateur du XXe siècle déclarant avec un détachement élégant : "Je suis un prototype, toutes les générations en ont un."

il faudrait sans doute faire court pour parler de celui qui cite volontiers le BHV et le catalogue Manufrance, fabrique une "Cage à sucre", met du hasard en boîte, des moustaches et une barbiche à la Joconde (1919) sous-titrée "L.H.O.O.Q." et prend un stand au Concours Lépine (1935) ; qui voyage mais néglige les musées et les expositions et a décidé de se postionner hors-champs ; si ses détracteurs estiment qu'il n'a rien à dire, le dire est encore trop simple et voilà pourquoi tout est si long avec lui.

"Huit ans d'exercices de natation", c'est ainsi que Marcel Duchamp, né en 1887 en Normandie, qualifie ses années d'apprentissage à la peinture et c'est le titre de la première partie qui retrace ses souvenirs de jeunesse. Dès 1902 Marcel Duchamp peint ou plutôt il flotte, entre plusieurs eaux, dans ces années où il essaye un peu toutes les "nages" jusqu'en 1911. Bien que tout le monde parle de Manet autour de lui, c'est Matisse qui retient son attention en 1906. Il expose des toiles au Salon d'Automne et des Indépendants de 1908 et 1909 mais ne se sent ni du Dôme ni de la Rotonde, rendez-vous privilégié des peintres de ce début de siècle, un milieu qui ne le séduit guère car les chapelles artistiques de l'époque ne lui conviennent pas.

Curieux de tout en revanche, Marcel Duchamp ; révolutionnaire, pas du tout. Il évoque sa famille où peinture et musique sont pratiquées, comme les échecs ; les souvenirs d'un grand-père graveur présents dans la maison ; l'obtention du diplôme d'ouvrier d'art imprimeur qui l'autorise à raccourcir la durée de son service militaire (il sera finalement réformé). Ses deux frères aînés d'une dizaine d'années plus âgés, Gaston et Raymond, sont respectivement peintre et sculpteur (Jacques Villon et Duchamp-Villon), en phase avec le milieu artistique de leur époque - ils fréquentent Gleizes, Metzinger, La Fresnaye, Léger, Apollinaire, mais également des humoristes et leur jeune frère participe au premier Salon des Humoristes en 1907. Brève apparition à l'Académie Julian et pas de Beaux-Arts pour Marcel dont le père subvient largement aux besoins de ses fils par avances sur héritage, soigneusement consignées en bon notaire qu'il est, car il y a aussi trois soeurs à pourvoir, dont l'une, Suzanne, est également peintre. Toutes sont des modèles pour leur frère.

Les années 1911 à 1913 sont des années fastes pour la peinture. En 1911 il rencontre Francis Picabia, l' "éveilleur" qui lui fera connaître les dadaïstes : l'amitié d'une vie. Apparition sur ses toiles du principe de simultanéité avec "Dulcinée" et "La Sonate", puis une rupture avec "Portrait de joueurs d'échecs" et surtout le "Jeune homme triste dans un train" où la décomposition formelle d'un double mouvement représentée ici trouve sa formulation. C'est le "Nu descendant un escalier", synthèse de cette évolution du moment, qui le rend immédiatement conscient qu'il vient d'administrer un coup fatal à "l'esclavagisme du naturalisme". "Le Moulin à café" préfiguration des dessins mécaniques, est peint juste après. De même il réalise dès ce moment la première étude pour la Mariée mise à nu par les célibataires et les premières recherches pour la Machine célibataire, qui feront partie plus tard du Grand Verre. Au Salon des Indépendants de 1912, à l'instigation de Gleizes semble-t-il, son frère lui demande de retirer le Nu avant le vernissage. Cette exclusion du Salon, si elle lui reste en travers de la gorge longtemps après, n'en demeure pas moins le point de départ de sa libération. Sélectionné par le critique d'art et peintre Walter Pach, connu de ses frères, le "Nu descendant l'escalier" figurera à l'Armory Show de New-York en 1913 avec quatre autres tableaux et tous seront vendus. Point de départ de sa célébrité aux Etats-Unis.

Qu'a-t-il cherché Marcel Duchamp ? Des échappatoires confie-t-il très simplement. Echapper aux conventions esthétiques, familiales ou sociales. Mais échapper surtout aux dévots, aux chapelles et aux écoles en "ismes" : post-impressionisme, fauvisme, échapper à la systématisation cubiste, à l'esthétisation, à l'art rétinien, au goût. Rechercher l'amusement fait partie des moyens qu'il se donne, le mot "jeu" revient souvent dans les phrases de celui qui, passionné d'échecs, devient champion de Haute-Normandie en 1924, publie en 1932 un classique du genre sur le sujet et remporte la première Olympiade internationale d'échecs par correspondance en 1935. Omniprésence de l'humour et du jeu partout dans son oeuvre, jeux de mots ou jeux littéraires dans les titres. Membre et satrape du collège de Pataphysique mais aussi lecteur de Mallarmé, admirateur de Laforgue, Marcel Duchamp ne jure que par Raymond Roussel dont il a vu la première représentation au Théâtre Antoine en 1912, en compagnie de Picabia, un souvenir qui ne s'efface pas.

Succès de l'autre côté de l'Atlantique avec le Nu et début d'une vie d'artiste à l'américaine, fin 1914. Marcel Duchamp a vingt-huit ans et New-York lui offre tout ce qu'un peintre peut désirer, mais que lui, ne cherche pas du tout : la célébrité, un marchand nommé Walter Arensberg, plus tard un musée : celui de Philadelphie et la consécration. Seul, l'argent manque au rendez-vous : cours de français à deux dollars de l'heure, vente de tableaux, les siens qu'il fait venir de Paris, d'autres qu'il achète, se faisant un peu aussi marchand (d'oeuvres de Brancusi) à ses heures pour se renflouer. Et quand il fait de "l'anti-Duchamp", Marcel, pirouettes et contradictions se succèdent, relevées avec gourmandise par Pierre Cabane, pour pimenter encore un texte déjà bien épicé d'inventions et de rencontres multiples. L'artiste côtoie Henri-Pierre Roché, Arthur Cravan, Alfred Stieglitz, Tristan Tzara, Man-Ray, Catherine Dreier mais également plus tard, en 1942, les surréalistes réfugiés à New-York : Breton bien sûr avec lequel il collabore à de nombreux événements artistiques et expositions, Matta, Tanguy, Masson, Ernst. Il conseille Peggy Guggenheim et fait la connaissance de John Cage.

New-York 1917, à nouveau un scandale : L'urinoir "Fontain" signé R. Mutt, est refusé à la Societé des Indépendants qu'il a contribué à fonder. La rumeur n'ignore pas qu'il en est l'auteur. Son marchand, Arensberg, l'achète puis le perd. Une réplique sera réalisée par le galeriste milanais Schwartz. "La première aventure céleste de monsieur Antypirine" publié en 1917 lui a fait découvrir Dada. Picabia, en contact avec le groupe de Zurich, lui a présenté Tzara. A l'instar de "391" de Picabia, Duchamp a lui-même l'idée de publier deux petites revues : "The blind man" (2 numéros), pour justifier la Fontaine-urinoir et "Rongwrong" en parallèle à l'esprit dada. Finalement, l'urinoir rencontre un succès équivalent à celui du Nu.

Piètre patriote il choisit Buenos-Aires, un terrain neutre, quand les Etats-Unis entrent en guerre. La mort de son frère (Duchamp-Villon) et d'Apollinaire le ramènent en France en juillet 1919 où il retrouve Picabia et Rigaud moins rigoriste que son ami Breton. De retour à New-York en 1920, Catherine Dreier créée la Société Anonyme dont il partage la vice-présidence avec Man-Ray avec l'idée de rassembler une collection internationale permanente, donnée ensuite à l'Université de Yale. En duo avec Man-Ray ils travaillent sur des objets d'optique de précision et donne naissance à son substitut féminin Rrose Sélavy. Il revient à Paris en 1921, 1922, puis alterne des séjours Paris/New-York au gré des visas de tourisme qu'il peut obtenir. Il passe huit ans à Paris entre 1927 et 1935, se consacre aussi aux échecs et obtient la nationalité américaine en 1955.

La deuxième et la troisième partie des Entretiens sont très intéressantes, car centrées sur "Le Grand Verre", l'oeuvre dont il a eu très tôt l'idée - avant son départ aux Etats-Unis - et qui permet vraiment de mieux situer le personnage et ses intentions : "Une fenêtre sur quelque chose d'autre" et "La traversée du Grand Verre".
Décrié ou adulé, Marcel Duchamp a poursuivi avec humour et ironie dans une indifférence voulue, des expériences successives rapides ou de bien plus longue haleine dans lesquelles lui-même et le regardeur se partagent la fabrication de l'oeuvre. Oeuvre dont l'originalité n'est pas uniquement d'avoir tourné le dos aux conventions et provoqué le scandale mais de se former en se transformant sans cesse. Le mouvement voilà ce qui l'intéresse. Les calculs de précisions, l'optique et les mathématiques aussi. Ainsi "La Mariée mise à nu par ses célibataires, même" (Le Grand Verre) prend peu à peu corps à travers une somme d'expériences diverses et souvent imprévues qui s'agrègent au fur et à mesure sous la main de celui qui travaille pendant huit ans à sa conception/réalisation de 1915 à 1923, entre New-York et Paris. Processus que le feu des questions de Pierre Cabane permet de saisir et de très bien faire ressortir. Grand Verre, fêlé en 1926, lors d'un transport et déclaré ensuite en état "d'inachèvement définitif".

Réjouissants, ces entretiens le sont à plus d'un titre. A leur parution ils venaient contrecarrer bien des exégèses et avaient suscité moult commentaires alambiqués ou indignés de spécialistes duchampiens, dont l'avant-propos à la seconde édition, repris dans l'édition de 1995, fait le résumé. Pierre Cabane remarque avec justesse : "Multiple, paradoxal et déconcertant" [...] "annexé par tout le monde, [Marcel Duchamp] n'appartient à personne et se dérobe à chacun ; nul n'en détient la clé et nul n'en dévoilera jamais le mystère. D'autant qu'il n'y a pas de mystère et pas de clé." C'est bien ainsi que la lecture doit s'effectuer à mon avis, en-dehors de toute école de pensée.

L'exposittion du Centre Pompidou donne à découvrir l'oeuvre soigneusement cachée des vingt-quatre dernières années de sa vie, Etant donné : 1° la chute d'eau, 2° le gaz d'éclairage. Un assemblage qui n'a été révélé qu'en juillet 1969 par le Musée de Philadelphie, quelques mois après la mort de Duchamp en octobre 1968 et qui, conformément à ses voeux, ne pouvait être photographiée que quinze ans après cette date. Cette oeuvre à laquelle il travaillait depuis 1944, il ne l'évoque à aucun moment dans les Entretiens, laissant même supposer à Pierre Cabane qu'il avait définitivement mis un trait à toute forme d'activité artistique. Ainsi va Marcel Duchamp, fidèle sans doute à lui-même et jamais là où on l'attend. Splendide indifférence (calculée ?) ou dernier pied de nez à une postérité qui n'en finit pas de ressasser ses "leçons" ? A chacun de se faire une idée.


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critiques presse (1)
LaLibreBelgique
27 août 2014
Ici, Marcel Duchamp semble faire la nique à ses brillants exégètes. Il se montre simple, humble, débarrassé de toute ambition excessive, de tout orgueil, du moins en apparence. Soucieux surtout de dire qu’il a eu une vie heureuse à faire peu de choses, une "vie de garçon de café", dit-il [...].
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
Citations et extraits (4) Ajouter une citation
Il y a eu un incident en 1912 qui m'a un peu tourné les sangs, si je puis dire, c'est quand j'ai apporté le Nu descendant un escalier aux Indépendants et qu'on m'a demandé de le retirer avant le vernissage. Dans le groupe des gens les plus avancés de l'époque, certains avaient des scrupules extraordinaires, ils montraient une sorte de crainte. Des gens comme Gleizes, qui étaient pourtant extrêmement intelligents, ont trouvé que ce nu n'était pas tout à fait dans la ligne qu'ils avaient tracée. Il y avait deux ou trois ans que le cubisme durait et ils avaient une ligne de conduite absolument nette, droite, prévoyant tout ce qui devait arriver. j'ai trouvé cela insensé de naïveté. Alors cela m'a tellement refroidi que par réaction contre un tel comportement, venant d'artistes que je croyais libre, j'ai pris un métier. Je suis devenu bibliothécaire à Sainte Geneviève. J'ai fait ce geste pour me débarrasser d'un certain milieu, d'une certaine attitude, pour avoir une conscience tranquille mais aussi pour gagner ma vie. j'avais vingt-cinq ans on m'avait dit qu'il fallait gagner sa vie et je le croyais. Puis, la guerre est venue qui a tout bouleversé et je suis parti aux Etats-Unis. (p.22)
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Depuis Courbet, on croit que la peinture s'adresse à la rétine ; ça a été l'erreur de tout le monde. Le frisson rétinien ! Avant, la peinture avait d'autres fonctions ; elle pouvait être religieuse, philosophique, morale. Si j'ai eu la chance de pouvoir prendre une attitude antirétinienne, malheureusement ça n'a pas changé grand chose ; tout le siècle est complètement rétinien, sauf les surréalistes qui ont un peu essayé d'en sortir. Et encore ils ne s'en sont pas tellement sortis ! Breton a beau dire, il croit juger d'un point de vue surréaliste, mais au fond c'est toujours la peinture au sens rétinien qui l'intéresse. C'est absolument ridicule. Il faudrait que ça change, que ça ne soit pas toujours comme ça. (p.52)
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Mais en fin de compte qu'est-ce qu'un artiste ? C'est aussi bien le fabricant de meubles, comme Boulle, que le monsieur qui possède un "Boulle". le Boulle est aussi fait de l'admiration qu'on lui porte (p.86).
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Tout ce que l'on voit - c'est-à-dire tout objet, plus le fait de le regarder - est un Duchamp. John Cage : Silence, "Les Lettres nouvelles", Paris, 1959

Cité par Pierre Cabane dans la préface à l'édition 1995.
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