« le passé vous constitue et détermine tous vos présents possibles. J'ai cru pouvoir échapper à la règle. On peut changer de vie mais pas de souvenirs ».
Voilà l'un de mes premiers gros coups de coeur parmi les livres sortis en 2023. Je suis admirative de la façon dont
Pierre Chavagné a réussi à introduire autant de violence dans tant de beauté, à nous offrir un texte à la fois si âpre, si brutal et si poétique, si cinglant et si beau. Cette combinaison donne un récit inoubliable, j'ai terminé ma lecture réellement le coeur au bord des lèvres.
Ne vous méprenez pas avec cet étrange titre, il ne s'agit pas d'un roman post-apocalyptique féministe dans lequel l'humanité décimée, après une catastrophe, trouverait son salut grâce à la femme. Grâce à une femme. Apocalypse il n'y a pas. Plutôt une déliquescence de la société, pas si éloignée de ce que pourrait devenir la nôtre dans quelques décennies, un ensauvagement sociétal ayant conduit une femme à choisir la fuite et l'oubli dans le monde sauvage des animaux loin de la violence des hommes, en plein coeur d'une forêt, un territoire appelé Paradis dans ce coin-là de la France. La nature contre la ville, la solitude contre la société, l'oubli contre la mémoire. Ayant été aperçue au loin par quelques personnes, cette femme est dénommée «
La femme paradis » en rapport au lieu, tout simplement.
La poésie qui enveloppe ce récit de fuite m'a fait penser au très beau livre de
Fanny Wallendorf «
Jusqu'au prodige » lu récemment et paru en ce début d'année également. J'y ai trouvé la même grâce, le même respect pour la nature et les animaux sauvages, et cette alliance troublante entre la rudesse des conditions de vie en pleine forêt et l'authenticité qu'elle permet d'atteindre. La solitude aussi, ainsi qu'une certaine sororité.
« Sous le soleil violet de l'aube, les arbres vibrent tel un diapason frappé. Elle ressent sur sa peau l'ondoiement de l'air et à travers chaque atome de son corps, la foi irréfutable d'être à sa place. Elle abaisse ses paupières pour écouter religieusement le chant du monde qui s'éveille ».
Cela fait six longues années que cette femme survit au coeur de la forêt. Six années durant lesquelles elle a appris à apprivoiser les règles du monde sauvage, au prix d'une vie d'ascète particulièrement spartiate, vie rythmée par la pêche, le maraichage, la méditation, la construction et l'entretien de son habitat au sein d'une grotte dont elle a muré l'entrée, l'écriture aussi. Elle se nourrit de ce qu'elle glane dans la nature, farine de glands, baies, pissenlits, herbes, petits animaux capturés. Un couteau, un fusil sont toujours à proximité, fusil dont il faut user avec parcimonie les cartouches qu'elle possède en très faible quantité.
Et malgré sa solitude, nous ressentons qu'il émane d'elle une certaine harmonie à appréhender ainsi uniquement le moment présent. Elle semble avoir repris le contrôle de sa vie en la réduisant à l'essentiel, à savoir la survie. Sans passé pourrait-on dire si ce n'est des cauchemars récurrents et étranges qui viennent la hanter et dont le lecteur comprendra le sens véritable qu'à la toute fin. du passé, nous savons juste que son mari, un certain P., est mort. Cette fuite suite à ce drame l'a conduite ici, dans un ailleurs inatteignable, un monde brut dans lequel tout est élémentaire.
Cette existence va se trouver bouleversée lorsqu'un beau matin, un coup de feu claque. Une détonation qui résonne sur le causse. Cette détonation, preuve d'une présence proche, précipitera une série d'événements implacables se fracassant sur elle de manière inattendue, questionnant les forces qui l'ont amenée à choisir l'exil, la place qu'elle occupe dans le monde des humains, la magie de la littérature, le rôle de l'amour et de la poésie, et la trace qu'elle souhaite y laisser. Cette détonation va lui permettre de comprendre que nous sommes plus que des machines chimiques à produire des molécules, des endorphines et de la sérotonine influençant nos personnalités, nos vices, nos vertus, nos joies et nos peines. Où se loge l'amour dans tout cela ?
Ce récit de l'ensauvagement pour rejoindre les chemins noirs de l'oubli, la poésie comme seul ancrage au monde des vivants, ce récit d'une femme qui décide de se perdre, préférant la violence du monde sauvage à celle des hommes, est d'une beauté éclatante. C'est un éloge magnifique à la nature. Une nature appréhendée par une femme qui projette sur elle toute sa sensualité..
« Les rondeurs de la colline dessinent le buste d'une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu'à l'auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages ».
« Au-delà du précipice, la cime des arbres tangue dans le vent. Ils ne luttent pas, ne résistent pas, ils accompagnent le mouvement de leur force tranquille. Les dernières feuilles s'envolent. Hormis quelques pins et genévriers, une cohorte de squelettes s'endort pour mieux renaître. Les arbres acceptent ce que les humains refusent. Ils s'accordent au monde et ne tuent pas les membres de leur propre espèce. Leur stratégie est payante. Là où les hommes vivent des années, ils enjambent les siècles ».
«
La femme paradis » est une histoire tortueuse comme un sentier de montagne. C'est une fuite « pour ressentir à nouveau les saisons, pour retrouver le temps ancien, dont le rythme s'accorde à celui de la vie », alors que l'humanité est devenue violente et folle. Pensons-nous de prime abord. Ce texte ébranle totalement nos certitudes à la toute fin lorsque tout s'éclaire et tout se précipite. Il pose en réalité la question fondamentale suivante : Que sauver quand tout s'effondre ?