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EAN : 9782384311262
156 pages
Le Mot et le reste (06/01/2023)
4.09/5   147 notes
Résumé :
Coupée de la civilisation depuis plusieurs années, une femme sans passé survit au cœur de la forêt. Elle a apprivoisé les règles du monde sauvage pour mener une vie faite de pêche, de maraîchage et de méditation, où le sang n’est jamais versé en vain.
Son existence spartiate et harmonieuse est bouleversée lorsqu’un coup de feu claque sur le causse. Cette détonation précipitera une série d’événements implacables questionnant les forces qui l’ont amenée à choi... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (59) Voir plus Ajouter une critique
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« le passé vous constitue et détermine tous vos présents possibles. J'ai cru pouvoir échapper à la règle. On peut changer de vie mais pas de souvenirs ».

Voilà l'un de mes premiers gros coups de coeur parmi les livres sortis en 2023. Je suis admirative de la façon dont Pierre Chavagné a réussi à introduire autant de violence dans tant de beauté, à nous offrir un texte à la fois si âpre, si brutal et si poétique, si cinglant et si beau. Cette combinaison donne un récit inoubliable, j'ai terminé ma lecture réellement le coeur au bord des lèvres.
Ne vous méprenez pas avec cet étrange titre, il ne s'agit pas d'un roman post-apocalyptique féministe dans lequel l'humanité décimée, après une catastrophe, trouverait son salut grâce à la femme. Grâce à une femme. Apocalypse il n'y a pas. Plutôt une déliquescence de la société, pas si éloignée de ce que pourrait devenir la nôtre dans quelques décennies, un ensauvagement sociétal ayant conduit une femme à choisir la fuite et l'oubli dans le monde sauvage des animaux loin de la violence des hommes, en plein coeur d'une forêt, un territoire appelé Paradis dans ce coin-là de la France. La nature contre la ville, la solitude contre la société, l'oubli contre la mémoire. Ayant été aperçue au loin par quelques personnes, cette femme est dénommée « La femme paradis » en rapport au lieu, tout simplement.

La poésie qui enveloppe ce récit de fuite m'a fait penser au très beau livre de Fanny Wallendorf « Jusqu'au prodige » lu récemment et paru en ce début d'année également. J'y ai trouvé la même grâce, le même respect pour la nature et les animaux sauvages, et cette alliance troublante entre la rudesse des conditions de vie en pleine forêt et l'authenticité qu'elle permet d'atteindre. La solitude aussi, ainsi qu'une certaine sororité.

« Sous le soleil violet de l'aube, les arbres vibrent tel un diapason frappé. Elle ressent sur sa peau l'ondoiement de l'air et à travers chaque atome de son corps, la foi irréfutable d'être à sa place. Elle abaisse ses paupières pour écouter religieusement le chant du monde qui s'éveille ».

Cela fait six longues années que cette femme survit au coeur de la forêt. Six années durant lesquelles elle a appris à apprivoiser les règles du monde sauvage, au prix d'une vie d'ascète particulièrement spartiate, vie rythmée par la pêche, le maraichage, la méditation, la construction et l'entretien de son habitat au sein d'une grotte dont elle a muré l'entrée, l'écriture aussi. Elle se nourrit de ce qu'elle glane dans la nature, farine de glands, baies, pissenlits, herbes, petits animaux capturés. Un couteau, un fusil sont toujours à proximité, fusil dont il faut user avec parcimonie les cartouches qu'elle possède en très faible quantité.
Et malgré sa solitude, nous ressentons qu'il émane d'elle une certaine harmonie à appréhender ainsi uniquement le moment présent. Elle semble avoir repris le contrôle de sa vie en la réduisant à l'essentiel, à savoir la survie. Sans passé pourrait-on dire si ce n'est des cauchemars récurrents et étranges qui viennent la hanter et dont le lecteur comprendra le sens véritable qu'à la toute fin. du passé, nous savons juste que son mari, un certain P., est mort. Cette fuite suite à ce drame l'a conduite ici, dans un ailleurs inatteignable, un monde brut dans lequel tout est élémentaire.

Cette existence va se trouver bouleversée lorsqu'un beau matin, un coup de feu claque. Une détonation qui résonne sur le causse. Cette détonation, preuve d'une présence proche, précipitera une série d'événements implacables se fracassant sur elle de manière inattendue, questionnant les forces qui l'ont amenée à choisir l'exil, la place qu'elle occupe dans le monde des humains, la magie de la littérature, le rôle de l'amour et de la poésie, et la trace qu'elle souhaite y laisser. Cette détonation va lui permettre de comprendre que nous sommes plus que des machines chimiques à produire des molécules, des endorphines et de la sérotonine influençant nos personnalités, nos vices, nos vertus, nos joies et nos peines. Où se loge l'amour dans tout cela ?

Ce récit de l'ensauvagement pour rejoindre les chemins noirs de l'oubli, la poésie comme seul ancrage au monde des vivants, ce récit d'une femme qui décide de se perdre, préférant la violence du monde sauvage à celle des hommes, est d'une beauté éclatante. C'est un éloge magnifique à la nature. Une nature appréhendée par une femme qui projette sur elle toute sa sensualité..

« Les rondeurs de la colline dessinent le buste d'une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu'à l'auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages ».

« Au-delà du précipice, la cime des arbres tangue dans le vent. Ils ne luttent pas, ne résistent pas, ils accompagnent le mouvement de leur force tranquille. Les dernières feuilles s'envolent. Hormis quelques pins et genévriers, une cohorte de squelettes s'endort pour mieux renaître. Les arbres acceptent ce que les humains refusent. Ils s'accordent au monde et ne tuent pas les membres de leur propre espèce. Leur stratégie est payante. Là où les hommes vivent des années, ils enjambent les siècles ».


« La femme paradis » est une histoire tortueuse comme un sentier de montagne. C'est une fuite « pour ressentir à nouveau les saisons, pour retrouver le temps ancien, dont le rythme s'accorde à celui de la vie », alors que l'humanité est devenue violente et folle. Pensons-nous de prime abord. Ce texte ébranle totalement nos certitudes à la toute fin lorsque tout s'éclaire et tout se précipite. Il pose en réalité la question fondamentale suivante : Que sauver quand tout s'effondre ?


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Vous ne vous demandez jamais, pourquoi sommes-nous la seule espèce à vivre ainsi ? Assoiffée de consumérisme ? de prestige ? de glorification de notre image ? de reconnaissance ? Lorsque je travaillais dans le commerce, que je traversais la forêt, avant d'arriver à mon travail et qu'en arrivant, le choc du merchandising, du bruits des caisses, du peuple faisant rouler leur caddie, des rangés abrutissants de produits, étaient tellement violents, que je me sentais comme agressée. Et cette impression de fausseté ? La connaissez-vous ? Cette sensation de pénétrer la maison de l'artifice et d'endosser le costume de la vendeuse ? Et cette fois, où ma responsable m'a verbalement maltraité, parce que l'une de mes têtes de gondole était presque vide… Et je me suis demandée, mais pourquoi ? C'est quoi son problème ?
A quel moment, la vitrine est-elle devenue plus importante que le dialogue civilisé ?
Qu'est-ce que cela pouvait apporter à sa vie ? La reconnaissance du PDG ? Comme si elle était un toutou qui veut la caresse de satisfaction de son maître ? Des actionnaires qu'elle ne verra jamais et qui se rempliront les poches parce qu'elle a bien fait son rôle de responsable ? Les clients qui seront très malheureux, très furieux ou complètement de fous de voir ma tête de gondole vide ?
Ou elle-même, triste de vivre dans cette société consumériste et décide de se défouler sur moi ? En colère de revêtir le rôle de manager ou enthousiasmée de se retrouver supérieure dans la hiérarchie sociale et qui prend son rôle très à coeur ?
Tout est bien carré, lisse comme le plastique. On aura le travail qui nous élèvera au rang des communs, une maison, une belle voiture, le chien, le chat, le mari et les enfants. Et si tout est balayé d'un revers de la main, car nous ne sommes finalement pas immortels, que restera-t-il de nous ? Si nous estimons que nous sommes ce que nous représentons dans la société ? Si notre valeur ne s'acquitte plus de notre humanité mais de notre échelon dans la société consumériste ? Deviendrons-nous des sauvages ou enfin des sains d'esprit ??


Le personnage de la Femme Paradis m'a carrément angoissée. Elle décide de vivre dans une grotte loin de la civilisation et loin des autres êtres humains. Sa violence du rejet est intense, au point d'assassiner quiconque se trouve sur son passage.
Avons-nous créer cette forme de société pour fuir ce qu'elle est devenue et qui est ancré en nous depuis l'aube de l'humanité? Ou est-elle devenue ainsi à cause de la violence de la société qui nous a écarté depuis longtemps de notre humanité ? le Dieu Argent est-il seul coupable de notre violence ? Ou le sommes-nous peu importe dans quel contexte, que ce soit dans le monde ou dans la grotte ? Pourquoi est-ce qu'il me semble que les animaux s'adaptent tandis que nous sommes la seule espèce complètement folle ? Et c'est peut-être cela qui m'a angoissé lors de la lecture de ce récit, de me dire que le Dieu Argent n'est pas seul fautif de notre cruauté. Et peut-être même, cette folie primitive, m'a semblé en réalité plus légitime que l'autre, au vue de ce que l'on découvre plus tard... Est-ce que je ne serais pas cette femme si je vivais la même chose qu'elle?

Merci à Petitebichette qui m'a encouragé à écrire mon p'tit billet.

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On entre dans cette histoire à pas de loup, à l'affût de ce qui se passe dans une forêt sauvage et primitive où ceux qui l'habitent ne le sont pas moins. Même les humains. Surtout les humains.
Pour survivre seule dans une nature prégnante, une héroïne sans nom occupe le récit avec des gestes souples et une volonté inflexible, l'iris capable au bout de six ans de capter les plus subtils chatoiements de lumière.
Une harmonie particulière s'est installée dans ses gestes quotidiens au milieu de la forêt, à l'écoute du moindre péril sans percevoir que la menace la plus dangereuse est bien au-delà, elle est tout près, enfouie dans les recoins les plus intimes...

Bien que ce roman reprend les éléments qui font le succès des romans dystopiques actuels, une catastrophe jamais citée, la rumeur d'une humanité dévoyée ou chancelante, de la radicalité et de la violence au milieu d'une nature triomphale ou à laquelle le genre humain doit s'adapter, il y a une petite voix particulière chez Pierre Chavagné. Chez lui, la narration est aussi limpide que le mystère prend de l'épaisseur au fil des pages. Loin de nous engager dans une intrigue à la ligne claire, l'auteur nous plonge dans un trouble qui étrangement s'attarde. Est-ce l'effet de l'écriture pénétrante qui repose sur un manque apparent d'émotions ? Ou celui des bribes du passé destinés à charrier tout au long des pages le mystère dont ils émanent ?
Peu importe, on ne lâche pas et on ne peut lâcher ce roman lorsqu'on prend conscience de la vulnérabilité de cette femme qui s'est bâtie des fortifications pour se protéger sans se rendre compte qu'elle s'est enfermée dans son propre piège.
Roman magnétique.
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« Des histoires commencent à circuler, plus ou moins salaces, plus ou moins romantiques ou fantasmées. On dit que la femme nue célèbre le soleil chaque matin, qu'elle est née d'un arbre et d'une fleur, qu'elle est la gardienne et la protectrice du village, que c'est une sorcière, qu'elle punira les humains de leurs méfaits. On la surnomme « Valkyrie », « Ève » ou « La femme paradis ». Elle ne réagit pas, même si elle trouve ce dernier surnom très beau, très juste. (p.128) »

Déboussolée, c'est le mot qui me vient après la lecture de la Femme Paradis. Ce n'était peut-être pas complètement intentionnel de la part de l'auteur, qui indique avec une grande franchise dans ses remerciements « Au départ, il n'y avait pas d'idée ». Ce bouillonnement, ce foisonnement d'idées a eu sur moi un effet brouillon, désordonné qui m'a désarçonnée.
Pierre Chavagné se glisse dans la peau d'une femme qui a décidé de vivre en ermite dans la montagne. Elle vit comme une bête traquée, chasse pour survivre, aux aguets, sans cesse sur le qui-vive, redoutant la moindre transgression de ce qu'elle considère comme son territoire.
Enragée, possédée, elle a la gâchette facile lorsqu'elle l'estime nécessaire.
Essorée par cette lecture, j'ai encore le coeur qui bat la chamade après cette course tapie dans les buissons, les genoux écorchés par les ronces et les cailloux. Heureusement, j'ai réussi à reprendre mon souffle près du ruisseau pour faire une pause et me saouler de la beauté de la nature.
Désorientée, je fixe le soleil couchant, la violence et le volcan intérieur de cette femme m'ont heurtée, je n'ai pas pu m'attacher à elle.
Le texte a une beauté brute, les phrases claquent comme les balles de Winchester, les descriptions de la nature magnifiques. Malgré tout il m'a manqué l'émotion, la compréhension du pourquoi de la situation, la contextualisation (quelle époque, à quoi sont liées les violences décrites en ville, les tourments de la femme…), il m'a manqué une impulsion pour arriver à me projeter dans le récit.
À lire pour l'atmosphère, l'oppression et la liberté ressenties. La fin très sombre, lève quelques voiles sur les secrets de la femme paradis. J'aurais aimé que l'auteur en lève certains un peu plus tôt, car il m'a parfois été un peu difficile de continuer à m'accrocher. J'ai d'ailleurs interrompu la lecture du texte pour cause de vacances puis l'ai reprise sans hâte
Cependant, le livre refermé depuis maintenant plusieurs jours, le texte continue à infuser en moi et sa profondeur à se révéler peu à peu, ce que j'apprécie tout particulièrement lorsque la lecture s'est avérée quelque peu aride, même si je pense avoir été un peu trop perturbée par cette lecture sur le moment pour en saisir toutes les nuances.

« le passé vous constitue et détermine tous vos présents possibles. J'ai cru pouvoir échapper à la règle. On peut changer de vie, mais pas de souvenirs. Mon histoire est venue me chercher jusqu'au fond de la forêt. Elle avait un commencement, je l'avais occulté. Ce commencement ressemblait à une fin. (p.143) »

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Plus de trace de la main humaine sur ce coin de terre où la femme est étendue immobile, attendant. D'un bord, une colline, de l'autre une forêt de pins noirs et entre les deux un plateau d'herbes rases. En contrebas une rivière avec un unique passage à gué près duquel elle a bricolé un système d'alarme à l'aide de cordages et de boîtes de conserves afin d'être avertie de toute intrusion sur son territoire. Elle habite une grotte dont elle a muré l'entrée, une lourde porte en bois en protège l'accès. Depuis combien de temps est-elle là ?
Sa subsistance est piochée dans la nature, pissenlits, mûres, farine de glands, menthe. Elle a posé des pièges pour capturer de petits animaux. Elle prélève uniquement ce dont elle a besoin. À portée de main, un couteau, un fusil, quelques cartouches en faible quantité et dont le décompte est une obsession.
Dans ce milieu naturel, elle quête la dissonance, la présence humaine.
Et justement, hier, une manifestation humaine est venue perturber cette nature avec laquelle elle fait corps : une détonation. L'inquiétude surgit. le temps est venu pour elle de laisser une trace. Elle remplit un carnet et, pour le lecteur, son contenu alterne avec la narration extérieure.
Elle commence à écrire en introduisant abruptement la mort de son mari qui est le point de départ de son histoire. Elle ignore la cause de son décès. Ses écrits parlent de son territoire où elle guette le moindre indice de passage humain qui la glace immédiatement et fait monter la haine, instinctivement. Pourquoi être toujours aux aguets, de qui, de quoi a-t-elle peur ?
Lorsqu'elle s'assoupit, un cauchemar récurrent la hante, une flèche acérée transperçant son épaule, elle semble poursuivie, la proie d'un chasseur. Ce rêve peut-il être le miroir d'un évènement passé dont le sens lui échappe ?


Comme cette histoire est prenante ! Dès le premier chapitre, on a du mal à lâcher ce livre à l'écriture harmonieuse, affûtée et magnétique. On y ressent l'amour de la nature commun à l'auteur et à son personnage, cette femme si énigmatique dont le regard survole intensément ce qui l'entoure, en laissant les couleurs effleurer ses pupilles. Les descriptions nous remontent des odeurs, des sensations d'humidité, l'air piquant du petit matin, la chaleur près des feux qu'elle allume avec prudence. La totale obscurité de la grotte nous enveloppe, nous calfeutrant dans son intérieur protecteur.
Seule sur ce causse sauvage, l'ouïe de la femme s'est développée, le moindre son la renvoie à la faune et à la flore qui en est à l'origine. Son corps se modèle. Ici, ses pensées semblent concentrées, sa tête est occupée à calculer, cherchant des solutions pour construire et organiser son abri, ce qui la valorise et forge sa volonté.
Pour sa survie elle s'est érigé une loi refusant toute procrastination et s'en applique les sanctions en cas de manquement.

Le narrateur externe nous informe qu'elle a fui « pour ressentir à nouveau les saisons en elle ». Elle semble avoir repris le contrôle de sa vie en la réduisant à l'essentiel : la survie en milieu naturel.
Cela pourrait être un roman qui dénonce la société humaine en questionnant sur la prépondérance des contraintes qu'elle engendre. Maitrisons-nous notre vie, où est-elle un vol, un rapt de nous-mêmes ? Mais la forêt, qu'est-elle ? Apaisante ou cruelle ? « La survie dans le monde sauvage répond à une succession de choix, c'est une balance qui pèse le bénéfice d'une action et son risque inhérent. »
Mais une autre question se pose, cette femme est-elle ermite volontaire ou fugitive ? Sa motivation reste un mystère jusqu'au dénouement, aussi sec qu'une roche imprimant son relief sur ce plateau calcaire.
Ce texte prégnant, original et tragique, entrelaçant la nature et l'humain, interroge jusqu'au dernier chapitre, voire jusqu'aux derniers mots.

Moment fort de lecture que je dois à Pierre Chavagné, bien sûr, mais aussi à Babelio et aux Éditions le mot et le reste. Un grand merci à vous !
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Citations et extraits (89) Voir plus Ajouter une citation
Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien.
(Incipit)
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La peau de la truite grésille sur le feu. Les odeurs de thym et de romarin embaument. Pour l’occasion, elle épluche une pomme de terre et un poireau sauvage. Elle songe à Belle du seigneur. La patience est mère de toutes les vertus : cinq jours pour qu’une truite pénètre dans le piège ; cinq nuits de lecture pour parvenir à bout des 853 pages. Elle irradie d’une joie simple et directe qui ne s’encombre d’aucun but ni d’aucune route. La journée a été merveilleuse. Dehors, les rayons déclinants participent à son bonheur. Elle rend grâce. Elle est riche de nouvelles émotions et s’apprête à déguster un poisson grillé.
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(Les premières pages du livre)
LA DÉTONATION
Mes souvenirs sont des crépuscules ; aucune de mes histoires n’a de commencement.
Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien. Allongée sur le ventre, immobile, l’humidité du sol infuse sa chemise à hauteur de poitrine, l’air glacé lui griffe les joues, un vautour fauve plane en cercle à son zénith, elle ne bouge pas. Elle attend.
Hier, dans cette zone, aux confins de son territoire, il y a eu une détonation.
Elle balaye le causse d’un regard alangui. Elle ignore ce qu’elle cherche alors elle ne s’attarde sur rien. Ses pupilles dilatées flottent dans le paysage, elles s’habituent aux dégradés de vert, de gris, de noir, aux variations de lumière, découvrent des formes, fouillent les ombres. Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages. À la lisière de la forêt, l’œil se fatigue. La vision se brouille comme à travers un grillage. Que distinguer à trois cents mètres dans un enchevêtrement de troncs ? Alors, elle recherche l’indice d’une présence dans l’agitation des branches basses. La nature est harmonie, elle quête la dissonance : la présence humaine.
Les va-et-vient la bercent. Elle s’engourdit. Une ombre apparaît à sa gauche. Sursaut. Un chien surgit sur la hauteur et dévale les hanches de la déesse endormie. Accélération du cœur. Il est rejoint par un, deux, trois, puis quatre autres bêtes : ce sont des loups. Ils se dirigent vers la forêt. Dans sa position, contre le vent et dos au soleil, elle ne risque rien. La meute s’arrête au ruisseau pour se désaltérer. Elle se hisse sur les coudes pour mieux les observer. Le loup le plus massif pointe son museau dans sa direction. Elle se raidit. Il reste dans cette position un temps infini. Masque de poils blanc, yeux jaunes. Il l’a devinée. Elle bloque sa respiration et étouffe l’épouvante des contes de l’enfance. Il aboie. Les autres loups se tendent vers elle. Il aboie une seconde fois et la meute repart d’où elle est venue. Le corps de la femme s’affale comme une voile morte.
Elle n’a pas le temps de souffler. Une crampe lui mord la cuisse. Elle bascule sur le flanc et étire sa jambe au maximum. La frayeur et la stagnation prolongée ont causé cela. Elle a été imprévoyante. La douleur s’estompe. L’adrénaline reflue. Elle respire à nouveau librement. Le muscle étendu, elle profite de la position pour admirer le ciel vide qui s’éteint. Le vautour est parti. Les derniers rayons du soleil disparaissent derrière le crâne en gloire de la déesse. La beauté est affaire de regard et de temps. Un sourire passe dans ses yeux clairs. La liberté sauvage des loups imprègne encore le causse comme la survivance d’un rêve ou d’un cauchemar après l’éveil. Elle glisse sans bruit dans la pente et se relève à l’abri d’une futaie de hêtres. Avant de regagner son campement, elle vérifie par-dessus son épaule l’absence de fumée dans le ciel, même si depuis des années, plus personne n’est assez téméraire pour allumer un feu avant la nuit. Sur cette pensée, elle esquisse le premier pas du retour à travers les ténèbres.
*
Cette détonation l’inquiète. À cette évocation, les poils de ses avant-bras se hérissent comme ceux d’une sorcière. Mauvais présage. Elle crache trois fois au sol et piétine sa salive qui se mélange à la terre.
Le temps de raconter est venu. S’il m’arrive malheur, au moins mes mots seront là quand je ne serai plus.
Elle est assise en tailleur, une pierre plate polie par la rivière en travers des cuisses. Elle ajuste le carnet sur la largeur de son écritoire de fortune. Menton haut, elle inspire, abaisse la tête et expire. Elle écrit.
Mon mari avait la suprême élégance de porter des costumes passés de mode. C’était sa manière à lui de signifier sa liberté. Il s’appelait P., il est mort au commencement de cette histoire.
La mort, ça te laisse toute seule. Avec ton amour, avec tes questions, avec tes souvenirs. Je me suis débrouillée. Tous les soirs, je convoquais son visage. J’étais exténuée et je m’endormais avant d’avoir bien fixé son portrait ; au fil des endormissements, j’avais l’impression qu’il s’effaçait, qu’un autre prenait sa place, un inconnu. Ce rituel me rendait triste, alors j’ai arrêté. L’oubli a ses vertus. Ce qui me manque le plus ce sont nos disputes au sujet de ma timidité. Les maris de mes amies, volontairement ou pas, dévalorisaient leurs femmes ; ils se moquaient de leurs travers, de leur cuisine, de leur métier. Ils leur coupaient fréquemment la parole. Lui, au contraire, s’obstinait à me mettre en avant. Je devais acquérir toujours plus de compétences et présenter le résultat de mon apprentissage. Lors de nos fêtes, je rougissais en montrant comment j’avais changé le carter de la tondeuse, comment j’avais abattu le pin au fond du jardin à la tronçonneuse, comment j’avais appris l’alpinisme pour obtenir le métier de mes rêves, sauveteuse de montagne à la Sécurité civile. Je rougissais chaque fois qu’il prononçait mon nom car après avoir loué mes talents, il concluait mon intervention avec une formule immuable : « Et en plus elle sait cuisiner et prendre soin de moi. » Il y avait des applaudissements et des regards en coin qui trahissaient la jalousie. Quand nous étions seuls, je lui faisais une scène et il riait. « Tu es la plus admirable des femmes. Je n’ai pas dit la plus belle, mais la plus admirable. Ne va pas prendre la grosse tête ! » Il soupirait d’aise : « Ah, que je suis chanceux ! » Puis il m’attirait à lui et déposait sur mes lèvres le baiser le plus délicat qu’un homme pouvait déposer sur les lèvres d’une femme. Nous nous laissions glisser là où nous étions et la nuit passait sans sommeil.
C’est lui qui m’a initiée à l’escalade, c’est lui qui m’a inscrite à un atelier d’écriture pour mon anniversaire. Il m’a appris à ne jamais abdiquer, à me dépasser, à m’exprimer, à me sentir forte. Il m’a sauvé la vie.
J’ignore ce qui l’a tué. J’ignore comment tout a commencé.
Des nuages noirs roulent dans un ciel de cendre. Il pleut sur l’horizon, une pluie oblique dont les fines gouttes nettoieront le feuillage d’automne des hêtres et des châtaigniers mais ne rempliront guère les réservoirs. La lumière pâle du soleil perce par endroits et projette ses rayons sur la canopée. « Les doigts de Dieu » comme P. avait coutume de les désigner. Pas le temps d’admirer. Elle se relève, enveloppe son cahier dans un film plastique qu’elle glisse dans un sac à dos. Elle rabat la bâche sur un tas de bois rangé contre la paroi de la falaise, déplace une casserole de quelques centimètres et ajuste au-dessus un bambou taillé en demi-lune. Elle attrape le sac et le place au côté de son fusil sous l’avancée de la falaise. Ces gestes sont précis. Ils ne trahissent aucun agacement, aucune impatience. Les premières gouttes picorent son visage, elle enfile sa veste et se met à l’abri aux côtés du paquetage.
De sa position, elle peut étudier le panorama à 200°. Seule sa tête pivote. Absorbée par la surveillance, les pupilles contractées, elle ne pense plus à P. Le tiers de ses journées s’écoule ainsi. D’est en ouest et de haut en bas. Une tâche compulsive. Elle connaît la topographie de cette partie de la forêt comme si elle l’avait plantée.
À l’est, cela commence comme une promenade au milieu des fleurs. Puis le paysage tombe à pic et la rivière surgit des gorges comme un nid de frelons. Les galets roulent au fond de l’eau et se fracassent sur les rochers dans un grondement continu. Le ravin est abrupt et poussiéreux, impraticable sans équipement. Sa profondeur interdit aux rayons du soleil d’en atteindre le fond. La fracture de la montagne sur la rive opposée offre un lapiaz redoutable pour les chevilles. Cet accès, bordé de genévriers et de chênes nains, redescend en pente douce vers la rivière. Il ne présente aucun danger car il reste à découvert sur toute sa longueur. Il s’achève par une arche dont l’un des piliers plonge dans un bassin creusé par le courant, l’eau y est calme et transparente. Soixante mètres au-dessus, en se penchant, elle y distingue des truites arc-en-ciel et de petites carpes. Vers l’ouest, la rivière se rétrécit et les flots reprennent de la vitesse. Sur la berge, la roche cède la place aux arbres. D’abord un couple de vieux saules, trois cornouillers échappés de l’ombre des pins sylvestres et des chênes pubescents, puis quelques bouquets de frênes épars coiffés par des trembles et des robiniers. Les arbres se montent les uns sur les autres pour un peu de lumière. Sur la première crête, les hêtres et les châtaigniers apportent une nuance de vert plus clair, comme le dernier coup de pinceau d’un peintre. La forêt grimpe ainsi en escalier vers le ciel. Tout au fond, en direction du nord, des dents pointues aux reflets argentés croquent les nuages.
Toutes les percées dans la lisière constituent des dangers potentiels. Les animaux sauvages depuis des millénaires empruntent les mêmes itinéraires et créent un réseau de pistes étroites dans la forêt. Ils suivent leurs propres traces et ouvrent à l’homme des chemins qui relient les points d’eau entre eux. Ce sont de bons endroits pour poser des pièges. Si les possibilités d’accès à la berge sont multiples, il n’existe qu’un p
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En ville, mon esprit était comme une luciole enfermée dans un poing, ma présence au monde avait la vitalité du mannequin de plastique dans la vitrine d’un grand magasin – proportions idéales dans des tissus fleuris, coquette, invisible, je décorais.
En forêt, tous les animaux savent qui je suis. Ils me craignent, me fuient, aucun n’est insensible et, peut-être, l’un d’eux me dévorera. Ce sera sans méchanceté. Ma lumière finira dans l’estomac d’un sanglier, d’un lynx ou d’un loup, alors j’appartiendrai entière à la vie sauvage. Tout vaut mieux que l’indifférence. Desserrer l’étreinte, s’évader et vivre tel un phare dans l’obscurité du monde.
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Je demande pardon à Pierre et pardon à Nora. À force de solitude, je me suis entêtée à les oublier. Tout s’éclaire maintenant. J'étais femme et j'étais mère. J'étais moi et j'étais eux. La survie est inutile si on oublie cela. L'homme vaut plus que la somme de ses cellules. Les liens qu’il tisse avec ses semblables et avec son environnement sont plus importants que lui-même. Il vit au-delà des limites de son corps. Il refuse les frontières. Il est le baiser. Il est le souvenir qu’il sème dans l’éternité. Il est le seul être de la création à s’émouvoir d’un coucher de soleil. La biologie ne comprend rien à la poésie. L'amour existe les hommes finiront par l'entendre. Je l'ai compris trop tard. L'amour existe, sinon nous ne servons à rien. p. 143
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Vidéo de Pierre Chavagné
Extrait de la cérémonie de remise du prix Hors Concours 2023
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Ressentir un texte, c'est le vivre, le voir, mais c'est aussi... l'écouter !
Pour l'occasion, le comédien et doubleur David Sidibé nous propose une interprétation singulière de "La femme paradis" de Pierre Chavagné, texte finaliste du prix Hors Concours 2023.
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