C.J. Sansom (écrivain écossais) nous propose avec ce livre de suivre Mathew Shardlake, avocat bossu londonien, personnage déjà présent dans son livre précédent
Dissolution (2004), dans la résolution de deux enquêtes distinctes mais conjointes et qui sont assez loin de son domaine de compétence (le droit immobilier) :
- l'une tentant de faire acquitter une jeune fille de dix-huit ans accusée du meurtre de son cousin et enfermée dans un mutisme dangereux pour elle ;
- l'autre tendant à donner les moyens à Thomas Cromwell, premier ministre du roi
Henry VIII (orthographe anglaise avec un y) de retrouver la confiance de son souverain en lui permettant d'accéder à une arme
révolutionnaire, bien que très dangereuse, le feu grégeois (appelé aussi le feu noir ou
les larmes du Diable).
A celles-ci s'ajoutent également ses recherches pour tenter de comprendre ce qui se cache derrière une affaire immobilière qui l'oppose, en tant qu'avocat du Conseil de la ville à un confrère malveillant et avare qui s'enrichit en logeant dans des conditions ignobles des pauvres dans les anciens locaux ecclésiastiques acquis à vil prix.
Tout l'intérêt de ce thriller historique - puisque c'est de ça dont il s'agit - est de suivre tambour battant Matthew et ses compagnons dans les rues de Londres à la recherche de pistes, de témoins, d'informations et autres révélations et ce, dans le délai maximum de douze jours. Car, au douzième jour, la jeune fille emprisonnée dans la basse-fosse de la prison de Newgate passera en jugement et le roi devrait voir de ses yeux l'effet du feu grégeois au cours d'une démonstration in vivo promise par son ministre Cromwell.
Plus le temps passe, et plus la pression et la tension se font plus fortes. Et chaque fois que Matthew semble toucher au but, un impondérable (comme la découverte de cadavres laissés sur sa route) ou la révélation d'une information brisent son élan, alimentent le doute et le découragent.
Néanmoins, Matthew est une personne moralement intègre (comme il semble en exister très peu à cette époque) qui a à coeur de sauver une jeune fille qu'il estime innocente et d'être fidèle au lien particulier qui l'attache à Cromwell (
Dissolution fait état d'une première enquête menée pour son compte quelques années auparavant). Même s'il doute beaucoup de sa capacité à réussir, il ira au bout de ses limites physiques (au risque d'y perdre son poste au barreau, et la vie même) pour tenter d'aboutir.
Au-delà des enquêtes qui avancent à un rythme effréné, ce livre nous permet de voyager dans l'espace et dans le temps. Dans l'espace, avec cette ville de Londres et ses nombreux quartiers plus ou moins mal famés. On peut y voir notamment les conditions sanitaires déplorables qui prévalaient alors, tant en bordure de Tamise que dans les quartiers les plus pauvres ; dans le temps, à une période du XVIe siècle : 1540 où il ne faisait pas bon exprimer ses opinions ni en matière de foi, ni en matière de gouvernance politique.
En effet, à cette période, le roi
Henry VIII a décidé de rompre avec l'autorité du pape et de se défaire de la tutelle de l'église catholique romaine. C'est le temps de la Réforme appelé encore Schisme anglican. Considérant qu'il était le représentant de Dieu sur Terre, il estimait que le peuple n'avait pas besoin d'autres intermédiaires que lui pour décider des choses relatives à la religion. de plus, il a fait bannir la Bible en latin (que personne hormis les prêtres et les érudits ne savait lire et interpréter) et a permis sa mise à disposition au plus grand nombre dans une version en anglais. S'en est suivie la
dissolution de tous les lieux de culte, le retour à la vie civile des prêtres et nonnes, de très nombreuses exécutions dans les rangs des catholiques... mais pas que.
S'en sont suivis également de très nombreux complots politiques internes (notamment venant des pairs du royaume plutôt pro-pape et religion catholique) tendant à déstabiliser les exécuteurs de la Réforme (dont principalement Cromwell) et à inciter le roi à retourner dans le giron de l'église catholique romaine.
Et quoi de mieux pour faire basculer
Henry VIII que de faire en sorte qu'il s'intéresse à une nouvelle femme, en l'occurrence Catherine Howard (nièce du Duc de Norfolk et opportunément papiste), puisque manifestement il ne pouvait supporter Anne de Clèves que Cromwell lui avait imposée pensant bien faire...
Car la cour du Roi Henri VIII était un véritable "panier de crabes" où, on le verra clairement, on ne sait pas très bien à qui faire confiance, à qui parler, sur qui se reposer ou de qui me méfier. Car, parfois, les apparences sont trompeuses. Espions, hommes de mains, délateurs, ou justes passeurs de vraies-fausses informations, autant de pistes à suivre ou de personnes dont il faut se méfier. En cela, on voit bien que le XXIe siècle n'a rien à envier au XVIe siècle. Sans doute, est-ce lié à la proximité du pouvoir et à la convoitise des hommes ? On voit aussi que la vie humaine n'a que très peu de valeur, bien sûr surtout pour les pauvres, mais aussi pour les riches ou les personnes aux responsabilités dès lors qu'ils ne sont plus considérés comme étant "dans la ligne" ou suffisamment de confiance.
Néanmoins, ce livre aborde également les différentes modalités de traitement des affaires judiciaires dans les différentes institutions juridiques de l'époque. Institutions dont on verra que le faible n'a guère de poids ni n'est à égalité de traitement. L'iniquité des peines encourues pour des broutilles est révoltante. Mais, j'ai un peu le sentiment que c'est toujours un peu pareil aujourd'hui, non... même si, heureusement, la peine de mort n'est plus d'actualité.
Il traite également de la difficulté à garder la foi (et quelle foi ?) ou à respecter ses valeurs en matière de foi et de moralité dès lors que la pression se fait de plus en plus forte et qu'il y a risques pour sa vie ou que, manifestement, le comportement des hommes est à désespérer de l'existence d'un Dieu.
Il est également éclairant sur les hiérarchies de classe et sur la difficulté à sortir de sa condition sociale pour tenter de s'élever, y compris lorsque des sentiments amoureux peuvent être au rendez-vous.
Il aborde aussi, d'une certaine façon, les secrets au sein d'une famille et l'absence de scrupules lorsqu'il s'agit de la préserver ou du moins de préserver son image sociale.
Il évoque aussi différents aspects liés à l'alchimie (science occulte censée assurer la transmutation des métaux) et les travaux de certains alchimistes (ou pseudo-alchimistes) pour tenter de refabriquer du feu grégeois.
Un personnage secondaire est un vieux Maure juif converti à la foi catholique, apothicaire de son état et tout juste toléré dans le pays. On verra combien il a bien du mal à ne pas tomber dans les griffes du racisme, du rejet et de la dénonciation pour magie occulte à cause de l'exercice de sa pratique des plantes et des minéraux. Malgré les velléités de réformes pour construire un pays nouveau, on voit que l'obscurantisme toujours tapi dans l'ombre n'est pas loin. La jeune fille n'est-elle pas, elle aussi, traitée de folle et de sorcière démoniaque dès lors qu'elle refuse de s'expliquer.
Enfin, les figures féminines y sont nombreuses même si cantonnées aux modèles de l'époque : mère maquerelle, prostituée, mégère vivant aux dépends de son mari et dans la totale ignorance de ses agissements, bonne à tout faire dévouée, jeunes filles de bonne famille sottes et muselées qui n'ont que pour seule ambition de faire un beau mariage profitable à la famille, jeune fille effacée et martyre, jeune orpheline mendiante ou encore riche veuve de la noblesse, plus indépendante certes mais néanmoins conditionnée par ses origines et assujettie au qu'en-dira-t-on de ses pairs.
Sur la forme, rien à redire : le style est fluide, le vocabulaire accessible. Des annotations en bas de pages donnent le cas échéant des informations utiles à la compréhension. de nombreuses descriptions permettent de visualiser les lieux et les différentes pérégrinations des personnages principaux. Enfin, le livre se termine par une annexe qui précise ce qui relève de la réalité et de la fiction.
Le seul aspect qui m'a un peu rebutée, je me dois de le préciser, ce sont les multiples (et trop nombreuses) évocations des trajets effectués dans Londres, à pied, à cheval, en bateau, sous un soleil brûlant ou sous une pluie battante... Parfois, elles avaient du sens (crainte d'être repérés par des tueurs, chercher à repérer les mêmes tueurs). D'autres fois, il me semblait qu'elles n'apportaient rien à l'intrigue sinon peut-être de justifier le temps perdu en déplacements sur le peu de temps que Matthew avait à sa disposition pour aboutir.
Je l'ai lu en deux jours tant on est pris dans le rythme du récit et par le désir d'en connaître très rapidement l'issue. Pour ma part, je vais lire (ou relire ? je ne sais plus si je l'ai lu)
Dissolution et me mettrai en quête des opus suivants car j'aimerais bien connaître les autres énigmes que Matthew et ses compagnons auront à résoudre.
A noter : Après
Dissolution et
les Larmes du Diable, les aventures de Matthew Shardlake se poursuivent dans de nombreux opus écrits par la suite :
Sang royal (2007),
Prophétie (2009),
Corruption (2011),
Lamentation (2016),
Révolution 2020.