Récemment, ma fille de 16 ans m'a surpris en m'annonçant qu'elle aimerait visiter des camps de concentration. Voulant en savoir plus sur ce tourisme de l'ombre, je me suis lancé dans la lecture de "
Nein, Nein, Nein !", le dernier roman de
Jerry Stahl dont j'avais entendu parler dans les médias.
« Quel genre d'homme se dit : "Tiens, et si je me faisais une petite virée dans les camps de la mort" ? Il faut avoir une vie en vrac total pour voir en ce dispositif le remontant idéal, le seul capable de vous remettre d'aplomb, non ? »
Je ne pense pas que ce soit le cas de ma fille, mais c'est celui de
Jerry Stahl, dépressif de longue date et bien connu pour ses mémoires imbibées de drogue.
Découvrant qu'il existait des circuits touristiques sur l'Holocauste,
Jerry Stahl s'est dit qu'en « [s]'imposant une situation où le malheur était de rigueur, l'expérience […] [lui] apporte[rait] une nouvelle forme de soulagement ». Ou comment soigner son malheur en le nourrissant. Son improbable virée en autocar avec un groupe d'une quinzaine de touristes l'a conduit à Auschwitz, Buchenwald et Dachau, sans oublier le ghetto de Varsovie, le musée Schindler, la fête de la bière de Munich et Nuremberg.
Dans un flot ininterrompu d'humour noir, l'auteur raconte sa propre vie détraquée et la pure cruauté qui a permis à ces lieux d'exister, le tout saupoudré de remarques caustiques pour les touristes. Auschwitz ? Meilleur parking et toilettes gratuites « derrière la chambre à gaz ». Buchenwald ? La cafétéria la plus sympathique où l'on peut « déguster un succulent déjeuner ». Et n'oubliez pas de porter des chaussures confortables si vous ne voulez pas succomber « à un oignon au pied chopé dans un camp de la mort ».
Dans une langue acérée et pleine d'autodérision, il parle ainsi de la banalisation du mal et de sa rage contre l'absurdité humaine, n'hésitant pas à railler ses compatriotes avec qui il voyage : Tad et Madge, par exemple, un couple digne de Disney World, en shorts rouges assortis, Shlomo, un septuagénaire de Chicago qui soutient Trump ou Doug et Tito, deux « véritables professionnels du voyage organisé » qui intercalent l'excursion sur l'Holocauste entre un séjour de 13 jours en Irlande et une croisière de 21 jours en Alaska.
J'ai trouvé que
Jerry Stahl jetait un regard inhabituellement mordant sur l'Holocauste en s'interrogeant sur ce tourisme macabre. de temps en temps, au milieu du sarcasme ou de l'ironie, émerge la vraie question qui anime le livre : « la présence, sur le site d'un génocide, de touristes braillards agglutinés en une horde compacte a-t-elle un quelconque impact sur la gravité des événements ? » Stahl trouve logiquement pathétique et tragique le fait de transformer l'inimaginable en une excursion d'une journée. Mais il est surpris d'être à la fois incapable de comprendre l'énormité des crimes génocidaires et respectueux de ce qui a été préservé et commémoré pour que les gens puissent le voir.
L'auteur est une figure intellectuelle décapante et clivante. Ses opinions politiques diviseront les lecteurs et certaines de ses comparaisons entre l'Allemagne nazie et l'Amérique d'aujourd'hui pourront paraitre extrêmes. Il établit par exemple un parallèle entre les nazis et les membres de la foule qui a pris d'assaut le Capitole des États-Unis le 6 janvier 2021, « vu que les tee-shirts et sweats à capuche arborés par les sbires lyncheurs-défécateurs de Trump comportaient des logos rigolos du type Camp Auschwitz ». Mais elles ont le mérite de pointer les poussées nationalistes et populistes actuelles en Europe ou en Amérique et invitent à réfléchir à leurs dérives malsaines ou violentes.
De plus, lorsqu'il se calme pour se concentrer sur l'horreur, il place le lecteur simplement face à la vérité de ce qui s'est passé. Et c'est là qu'il brille, car le récit ne glisse jamais vers un manque de respect pour les victimes de l'Holocauste. le coeur de Stahl est toujours à la bonne place et reste humble face à la réalité qui s'offre à lui. Son habileté à manier l'humour rend encore plus puissants ces apartés d'un sérieux mortel. « J'aimerais que la douleur et la souffrance causées par la Shoah et les sentiments provoqués en nous lorsque nous nous y confrontons puissent servir de passerelle vers le martyre enduré par d'autres », déclare-t-il dans un passage.
Jerry Stahl sort de cette expérience dans un état probablement différent de celui auquel il s'attendait malgré l'« incapacité à ressentir » qu'il s'attribue à lui-même. Aucune lecture ne peut préparer quelqu'un, tout comme aucune prétention ou posture ne peut le protéger de l'impalpable vérité des meurtres nazis ou génocidaires. Et finalement, conclut-il, peu importe si l'Holocauste est devenu une industrie lucrative. « Rien, en définitive, ne saurait diminuer la cuisante gravité émanant des lieux concrets arpentés par les martyrs, nos ancêtres. […] On pourrait parler de rédemption des vivants par les morts. C'est là le cadeau suprême. L'horreur suprême. Et la seule réalité qui compte, après tout. »
Une belle et digne conclusion pour cet ajout vivant, audacieux, parfois perturbant à la littérature sur le génocide. C'est caustique, souvent à mourir de rire et maniaque dans sa mise à mal du tourisme de l'Holocauste. Il nous remet à l'esprit des énigmes qui interrogent l'âme et que les traitements pudiques de la Shoah étouffent parfois. Je n'ai pas ressenti de culpabilité en me surprenant à y rire ou sourire. le pouvoir de l'humour, la tension et le contraste entre rire et pleurer peuvent vraiment servir de tremplin grâce auquel nous apprenons à mieux nous comporter les uns envers les autres au cours de notre bref séjour sur terre.