« Je vous parie ce que vous voulez, personne au monde n'était aussi heureux que nous de ce tiède et lumineux lendemain de Pessah. Nous, c'est moi, Motl, fils de Peyssi le chantre, et le veau du voisin. Menyé on l'appelle (ce nom, c'est moi qui lui ai donné). » p. 15.
Il y a de quoi être heureux ! Motl, cinq ans, vit dans un sous-sol humide et froid qui sent le levain et les remèdes d'apothicaire, son père tousse sans arrêt, sa mère pleure tout le temps, son frère Elyè doit se démener pour payer les soins, tout vendre, même les livres saints, même l'armoire, même la montre qu'il a reçu en cadeau de son futur beau-père…
Avec la mort du père, c'est de mieux en mieux, « moi j'ai la belle vie, je suis orphelin ! ». C'est super, on ne peut pas le disputer, quand il fait des bêtises !
C'est merveilleux Elyè « tombe sur une mine d'or », il se marie avec Brokhè, la fille du boulanger Yoynè qui est très riche, sauf que ce dernier fait faillite ! Mais qu'à cela ne tienne, il y a le livre comment gagner cent roubles avec un rouble, avec des expériences phénoménales qui pourraient marcher mais qui vont tourner en eau de boudin, du kvas avec goût de savon, de l'encre noire qui forme une rivière, de la mort aux rats qui enrhume tout le shtetl…
Pas grave tout ça, Motl va partir en Amérique !
« Je sais presque tout ce qui se passe en Amérique, avant même d'y être. Là-bas, à ce qu'on dit on voyage sous la terre et on gagne sa vie. Comment ça se gagne une vie, je ne sais pas encore. Mais, je le saurais bientôt. » p. 218
Il faut être prévoyant parce que « l'Amérique, c'est un pays sans oreillers » p. 148, du coup, on prépare les bagages « la literie monte jusqu'au plafond » p. 151.
Motl aime caricaturer avec des mots, des jeux de mots, des dessins.
« J'adore les foires. Les Juifs s'agitent en tous sens comme des souris empoisonnées. Transpirent, crient, font du tapage, de grands serments, se pendent aux basques des paysans, courent après l'argent. » p. 65
« Comment appelle-t-on dans votre langue cette plante [radis] que voici : rôti ou « ratiche » ? » [question à] « l'Autrechien » p. 187.
« le « Liance » [personnification de l'Alliance (israélite universelle)] « le Juge Mentdernier » p. 221
« Tu vas arrêter, un jour, de dessiner des « bonshommes », oui ou non ? » p. 266. Motl se fait taper sur les doigts par son grand-frère Elyè, l'art ce n'est pas bien !
Pour m'initier à la littérature yiddish, je commence par la fin, le dernier roman de
Sholem-Aleikhem.
Les aventures de Motl ont commencé à être publiées en feuilleton en 1907 à New York, puis à Saint Pétersbourg, avec une interruption lors de la guerre de 14-18. Elles sont parues sous forme de livre, pour la première partie, d'abord dans une traduction russe en 1910, puis en yiddish en 1911, et à titre posthume en 1918, pour la deuxième partie.
Le livre, que j'ai entre mes mains, est une édition française de 2022, avec un avant-propos des traductrices,
Nadia Déhan-Rotschild et
Evelyne Grumberg, dont je loue le travail, elles nous fournissent un précieux petit glossaire en fin d'ouvrage, et réussissent l'exploit de faire rimer des poèmes yiddish en français. Elles soulignent le côté très personnel de
Motl, fils du chantre et dressent de nombreuses correspondances avec la vie de
Sholem-Aleikhem.
Nous ne disposons, pour le moment, que de la première partie, qui s'arrête à : « Mon Dieu ! Quand serons-nous enfin en Amérique ! »
Sholem-Aleikhem ne réussit pas à nous obliger à « Ne pas pleurer, exprès. Rire, exprès, seulement, rire. », mais par contre, il excelle dans le miracle de créer de la poésie avec des cauchemars, et aussi à nous procurer un grand bonheur de lecture.