La théorie du Big
Bangs
Dans "Fêtes Sanglantes…" plus encore que dans "Psychotic Reactions..." (les articles recensés dans les 2 ouvrages, ne se recoupent pas),
Lester Bangs s'éloigne de la banale critique rock pour plonger dans un univers délirant, mais néanmoins tenu qu'on appellera ici littérature d'autant plus sereinement qu'il est difficile d'admettre par ailleurs et sans renauder, qu'un prix puisse être attribué sous cette étiquette, à
David Foenkinos.
Les personnes confondant trop facilement
Bangs avec la multitude de ses suiveurs, se trouveront sans doute confortées par certaines pages qui se perdent parfois dans le triangle des Bukowski-Burroughs-Kerouac (de ce point de vue, l'article "lecteurs et lectrices en plein sado-maso", vaut son pesant de Quaaludes !).
Mais, de même que "Révolution n°9" ou "Within You Without You" ne condamnent pas leurs écrins respectifs, "Fêtes sanglantes…" supporte facilement quelques excès.
Car
Bangs atteint souvent des sommets, et rarement là où on l'attend, d'ailleurs.
Si ces écrits semblent sortis tout droit d'une transe permanente, on devine qu'en réalité, ils sont patiemment travaillés.
On comprend aussi pourquoi, en ayant été si souvent copié, il a été aussi rarement égalé.
Bangs a deux avantages énormes sur la plupart de ses artéfacts : il sait écrire et il a le goût de l'autodérision.
(il connaît aussi la musique, mais comme je n'ai annoncé que deux avantages, je laisserai celui ci de côté : j'ai une éthique quand même !)
Il faut bien entendu, se frayer précautionneusement un chemin dans la touffeur de sa jongle avant de se pencher attentivement sur ses visions. Si ses prophéties ne sont pas toujours confirmées dans le temps, elles n'en restent pas moins toujours intéressantes, à condition d'accepter d'être bousculé.
Précisons tout de même qu'il y en a pour tous les goûts et que chacun peut y trouver son compte.
Commençons par quelques exemples tirés de son analyse de l'évolution de la musique.
Il y explique d'abord la naissance de la Pop par la volonté d'"exprimer des émotions malsaines sous une forme aussi trompeuse qu'apaisée", avant de crucifier la musique de la fin des seventies (Blondie…) en affirmant que celle que nous entendions avant était "destinée à mettre quelque chose dans la pièce", tandis que "la nouvelle a pour fonction de l'enlever".
Étonnant, non ?
Pour enfoncer le clou sur ce sujet, il précise aussi qu'"aucun ou presque des groupes des années 80 qu'on a proposés au public ces dernières années, ne peut se comparer aux meilleurs de l'époque des sixties".
Là, encouragé, vous êtes tenté d'ajouter, en détournant une formule célèbre : "Si vous vous souvenez des années 80, c'est que (malheureusement) vous y étiez".
Mais ce n'est pas si simple.
Bangs n'achète pas en gros, mais au détail et il explique alors que les "gens confondent nostalgie et goût".
Ainsi, il répond à un critique lui reprochant une intransigeance bovine : "…toute cette bouse que chaque mois tu dis à tes lecteurs d'acheter n'est pas une avant garde inéluctable qui sur le moment menace tout le monde […] C'est un tas de rien qui ne menace personne. […] les champions de l'actuelle "avant-garde" New Wave sont pour l'essentiel des effets de mode, et je peux vous garantir qu'il n'y aura pas de ressorties japonaises de Throbbing Gristle en 2000. […] les années 60, pour ne pas parler des années 50, étaient nulles […] mais préférer Hank Williams ou
Charlie Parker ou les Sun Sessions ou le Velvet Underground à Squeeze et Rickie
Lee Jones et aux Go-Gos et aux Psychedelic Furs, ce n'est pas de la nostalgie ; c'est du bon goût".
Continuons avec les acteurs de notre comédie préférée, le rock, et constatons qu'il peut allégrement éparpiller "façon puzzle".
Il est probable en effet, que les amoureux (ça existe ?) d'ELP grinceront des dents qui leur restent, en lisant l'interview de leurs idoles, habillées pour un hiver pré-réchauffement climatique.
Pour
Bangs, ELP se compose de :
- Emerson : "Liberace tentant de jouer Mozart après une overdose au Dexamyl",
- Lake : "De toute mon hétéroclite carrière, je n'ai jamais vu quelqu'un passer aussi ingénument, s'agissant des normes établies, de la franche insulte à une admiration incongrue"
- & Palmer : "si tu étais jazzman...tu devrais, d'une manière ou d'une autre progresser au-delà de la Lourdeur à laquelle tu parviens dans ta présente incarnation".
Les thuriféraires de Dylan tiqueront également devant l'analyse au vitriol de "Desire" de Dylan, les fans des Beatles s'étrangleront en lisant la théorie de
Bangs liant l'explosion initiale des Beatles à celle du crâne de Kennedy et les gypsyophiles s'ouvriront les veines sur son "interview" (en 76 !) de
Jimi Hendrix.
Mais n'allez pas croire pour autant que
Bangs n'est que dans le désamour, le dézingage et la pose. Il consacre même plusieurs pages laudatives à …Wet Willie, Helen Reddy,
Patti Smith, voire -bien qu'hautement improbable a priori- à Stevie Nicks (pas trop éreintée) !
Et puis,
Lester Bangs met toujours en exergue une qualité indispensable : savoir se tromper, du moment que c'est sincère.
A propos d' "Exile On Main Street" s'il reconnaît qu'initialement il a bien failli se "taper un ulcère et des hémorroïdes à vouloir trouver un moyen de l'aimer..()", c'est pour affirmer un peu plus tard : "..Maintenant, je pense que c'est sans doute le meilleur album des Stones".
Et à chaque fois, son argumentation est crédible, rappelant les grandes heures d'Edgar Faure ("ce n'est pas la girouette qui tourne, c'est le vent").
Un exemple définitif peut être ?
Tiens, à propos de
Miles Davis : "Ce type a défini au moins 3 périodes de la musique américaine" , puis, après "On The Corner" : " Miles, espèce de minos !".
Érudit, frappadingue, attachant, sensible, insupportable...Bienvenu chez
Lester Bangs !
Édition poche, couverture souple, 500 pages environ, police adaptée aux cinquantenaires et préface de
John Morthland dont je n'hésite pas à reprendre l'ultime supplication : "Je vous prierai donc de vous jeter dessus".
Pas mieux.