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Le roman de l'énergie nationale tome 1 sur 3

Jean Borie (Préfacier, etc.)
EAN : 9782070380718
536 pages
Gallimard (22/09/1988)
3.66/5   80 notes
Résumé :
Précédant L'Appel au soldat et Leurs Figures, Les Déracinés forment la première partie d'un grand ouvrage :intitulé Le Roman de l'Energie nationale, conçu comme une fresque à la manière des Misérables, où l'auteur met en scène des personnages imaginaires parmi des personnages de l'histoire, pour donner sa vue de la France de son temps. André Siegfried qui avait peu d'idées en commun avec Maurice Barrès, écrit, que dans cet ouvrage il s'est montré le meilleur écriva... >Voir plus
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Faut-il, peut-on encore lire Maurice Barrès aujourd'hui ? La question se pose ; en tout cas, je la pose. Son plus célèbre roman « Les Déracinés », publié en 1897 (la même année que « Les Nourritures terrestres » de Gide), attire à peine quelques dizaines de lecteurs sur Babelio. le jugement de l'histoire semble sévère…
Mais un nombre élevé d'entrés au Box-Office suffit-il pour faire d'un film un chef-d'oeuvre ? Dans un scrutin, une majorité d'électeurs se portant sur un candidat est-elle la garantie d'une bonne gouvernance ? Une marée de lecteurs de Babelio annonce-t-elle un grand, un bon livre ? Poser la question, c'est déjà y répondre.

Pour autant, et aussi sévère soit-il, ce jugement est-il immérité ? Car les faits sont accablants pour cet auteur :
- d'abord, et c'est tant mieux, l'homme appartient à un passé qui est passé. Il fut une figure de proue de la vie politique française de la fin du XIXe siècle, en s'inscrivant dans une droite anti-républicaine, anti-dreyfusarde, bonapartiste et nationale. Bref, le type parfait du réactionnaire que l'Histoire avec un grand H a condamné (le préfacier de l'édition de poche Folio nous apprend même qu'en 1893, il chassait les électeurs de gauche avec comme mot d'ordre « socialisme, nationalisme, protectionnisme » !)
- ensuite, le thème du livre semble aller à contre-courant de notre époque qui valorise l'ouverture des frontières, la mobilité des individus et les échanges culturels. Par son enseignement d'un humanisme abstrait, un professeur de lycée, qui vient d'être muté en province, conduit un groupe de sept jeunes gens à quitter leur Lorraine natale pour aller chercher fortune à Paris. Ils vont tomber de Charybde en Scylla jusqu'au dénouement tragique. Malheur à ceux qui oublient leurs racines et se laissent transplanter, telle est la thèse développée et illustrée dans Les Déracinés. On mesure le décalage avec notre époque. « L'arbre a des racines, l'homme a des jambes, et c'est là un progrès immense », rétorque George Steiner. Qui n'aime pas Barrès. Et on peut le comprendre. La critique ne fut pas moins vive non plus de la part de Gide.
- enfin, j'ai trouvé quelques longueurs, qui desservent l'histoire.

Alors Barrès, à la poubelle comme tant d'autres ? Et bien, sans chercher à ramer à contre-courant (épuisant, n'est-ce pas ?), ni jouer l'avocat du Diable (car c'est le Diable, n'est-ce pas ?) je lui conserve malgré tout 3 étoiles Babelio sur 5 :
- en présence d'un écrivain engagé, il faut en premier lieu toujours resituer une oeuvre dans son contexte historique. Barrès fut un réactionnaire, de surcroît antisémite, c'est entendu. Mais il fut l'un des plus brillants écrivains de son temps, « le prince de la jeunesse » a-t-on été jusqu'à le surnommer. Et son rôle historique, par son activité littéraire, fut reconnu par Léon Blum en personne. Pour ma part, j'ai toujours trouvé plus de substances et matière à réflexion chez les réac' que parmi un grand nombre d'écrivains dits « progressistes ». « C'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes », prétend le dicton ; et c'est aussi chez les vieux réac' qu'on trouve les meilleures potées !
- ensuite, la question des racines des individus conserve toute son acuité et sa portée universelle. La boutade de George Steiner ne suffit pas à discréditer la tentative de Barrès pour appréhender cette question consubstantielle à la condition humaine. L'auteur a dénoncé le phénomène croissant des individus isolés, dissociés, qui ne s'assemblent plus que pour répondre aux exigences imprévisibles de forces économiques aveugles. Plus proche de nous, ce sujet a été brillamment étudié par la philosophe Simone Weil dans son livre « L'enracinement ». « L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. » nous enseigne-t-elle. On le voit bien, la mondialisation n'est pas un long fleuve tranquille et le nomadisme actuel des personnes est plus contraint que volontairement partagé. Il faut s'échapper du discours dominant pour s'apercevoir que «Les Déracinés » ont en fait une résonance très contemporaine.
La doctrine du déracinement est faite pour les forts, elle supprime les faibles. La thèse inverse met au contraire en lumière l'importance de tout ce qui peut permettre à l'individu le maintien de son ancrage dans un environnement toujours précaire. Les premiers idéalisent un être humain aérien, les seconds insistent sur l'appartenance à un milieu.

Alors oui, malgré les réserves ci-dessus, avec les précautions d'usage et toute la distanciation requise, et même s'il ne s'agit pas d'un chef-d'oeuvre, on peut encore lire avec profit et plaisir « Les Déracinés » de Maurice Barrès, au début du 21e siècle !
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Maurice Barrès ici dogmatise en prose, écrivain politique, en forme un peu hétéroclite, mais en belle exigence littéraire. La thèse du livre : la France devrait conserver ses jeunes dans les campagnes où ils sont nés, ont vécu et seraient utiles, au lieu de les inciter à se risquer, avec leurs illusions de carrière, à Paris où l'existence est sujette à des vicissitudes trop nombreuses. Son argument : aucun, ou plutôt un récit de fiction qui montre que, quand on est désargenté et qu'on cherche des expédients orgueilleux, on a environ deux chances sur sept de finir, après la peine, assassin à la capitale.
J'aimerais comprendre rationnellement l'idée morale, et qui m'est étrangère sans doute à cause de sa pieuse tendresse passionnée, de la racine comme nécessité. Pierre Mari s'y réfère dans En pays défait, ainsi que beaucoup d'autres imprégnés de cette bonne sentimentalité de la gratitude envers le pays natal, développant la pensée qu'aucune philosophie ne bénéficie d'une assise suffisante sans un foyer fécond, sans une origine géographique dont elle tirerait sa densité et sa substance, comme si c'était la reconnaissance à un territoire qui constituait le ferment le plus fécond d'une philosophie ; or, moi que tout lieu quasiment indiffère, je n'entends pas cette énigme, et si j'y vois force aveuglement, c'est parce qu'en plus des mièvreries complaisantes que suggère un tel précepte, je sens bien que « chez moi » c'est toujours « en moi », moi que je promène à peu près où je veux quelle que soit la place à laquelle l'attachement ne m'est presque de rien, et parce qu'un territoire ne signifie jamais beaucoup plus qu'un décor auquel on attache des légendes qu'on s'attribue pour en faire resurgir sur soi les vertus supposées et factices, pour se sentir ainsi meilleur en se fabriquant une profondeur. Mais chez Barrès, c'est moins théorique et plus concret : le républicain professeur Bouteiller, au lycée où il édifie, persuade ses élèves que leur valeur particulière les engage à servir la France au lieu même où elle centralise ; il constitue, par sa différence impliquée et ses discours galvaniques, un austère exemple à des ouailles impressionnables, incubant leurs enthousiasmes puérils et bientôt lancés dans une belle volonté d'honneurs, réalisant l'engouement romantique, proche du fanatisme, de sept étudiants aventureux pour une distinction dont la première autorité certifie la prédestination, façonnant l'illusion en prophétisant des êtres crédules vers de hautes fonctions utiles à l'État. L'espoir et l'ambition personnels de Bouteiller rejoignent d'ailleurs sa pensée pratique et administrative : devenir haut par la place, par le statut et le mécanisme qu'on adjoint à un gouvernement, quitte à renoncer aux aspirations individuelles et à ce qui fait la grandeur de l'isolement. Autrement dit, Bouteiller est un pontife sans autre idéal que le soutien au pouvoir en place, il se résume à une emphatique et persuasive redingote, quoique d'un soin minutieux : « Il n'est pas homme à négliger un service public dont il est responsable ! Son cours est remarquable, dans le meilleur esprit de l'École normale. […] Toutefois, c'est un travail arrêté définitivement où il ne prend plus que l'intérêt de la diction et, parfois, de l'éloquence. » (page 25), une créature tangible et fate procédant d'une méthode rigoureusement kantienne et au service exclusif des institutions, capable de déclarer sans honte une petitesse comme : « Dans l'état de la démocratie française, si le nombre de citoyens sachant signer leur contrat de mariage est augmenté de deux pour cent, c'est un résultat infiniment plus important que l'expression originale d'une pensée ingénieuse ou rare. » (page 226) – pourtant, ce professeur admiré, facteur d'effets troublants motivants de longue inertie, induit un doute fondamental sur le rôle moral de l'enseignant, doute que le roman est cependant incapable de trancher de façon pédagogique ou éthique, comme dans ce passage :
« Un des aspects les plus intéressants de l'oeuvre de M. Bouteiller au lycée de Nancy : il fait avec ampleur son geste de semeur et ignore absolument ce que devient la graine. […] C'est une puissance qui, chez un éducateur, implique un devoir : le devoir et la puissance de comprendre toutes les conditions de l'existence, qui sont diverses suivant les milieux. (page 23)
… puisque que Barrès lui-même, s'efforçant à éduquer son lecteur qu'il ignore en leur variété, ne saurait néanmoins s'intéresser à ses particularités : il généralise et fait sur un public large, théorique et abstrait, sa leçon standardisée sur les moeurs et la politique parisiennes, tout au même titre que M. Bouteiller qui « devrait approprier son enseignement à ces natures de Lorrains et aux diversités qu'elles présentent. C'est un système qu'[il] n'examine même pas. » (page 24)
C'est pourtant ce que Barrès critique et la première légitimation de ce livre, ce principe de déracinement aléatoire et sans prospective qui promet souvent sans tenir, et exalte des êtres promis surtout à la frustration, faute de la vie assurée de la tranquille province familiale, en quoi le récit plonge le lecteur dans les trépidations relativement normales de la vie parisienne, parmi sept spécimens plus ou moins doués et complus à se croire un brillant avenir, mais qui piétinent pour la plupart en discours et en suppositions, qui sont loin de s'apercevoir qu'à la capitale ils ne sont rien tant qu'ils ne sont portés par aucun soutien, ce soutien que même Bouteiller leur refusera sauf en conseils doctoraux et partiaux, au fond plutôt bête et conservateur. Ces jeunes ont passé, semble-t-il, l'époque enivrante des fondateurs indépendants, étant nés dans un temps qui, et pour longtemps, ne reconnaît déjà plus que la cooptation et les pistonnés.
Et c'est dans la peinture composite de ce Paris crédible que réside la principale curiosité du roman, un Paris où l'on côtoie toutes variétés de femmes et de lieux, où l'ordinaire rencontre le phénomène, où par exemple le grand Taine s'entretient avec l'un des étudiants imaginaires, peu après la mort de Gambetta dont des personnages conversent au début du livre et avant la cérémonie funèbre et nationale de Hugo symboliquement décrite et dont témoignera Barrès en terminant l'ouvrage, et où les péripéties sont interrompues maintes fois au profit de réflexions dissertantes et de digressions d'anecdotes sur la société, ses figures et ses espérances, au point qu'en mélangeant le fictif et le réel, le narratif et l'explicatif, le poétique et le trivial, l'idéalisme et le naturalisme, l'auteur réalise une oeuvre qui n'est ni tout à fait un roman ni exactement un traité. Cette abondance d'incursions au-delà d'une fiction traditionnelle serait certainement une originalité et une audace, c'est-à-dire qu'elle aurait les propriétés exemplaires d'une vertu, si elle ne s'accompagnait d'un double délaissement préjudiciable qui fait son inconvénient en sa disparité de ton et, pour ainsi dire, « d'âme » :
le premier, c'est le mauvais traitement que l'auteur inflige à ses personnages dont, très manifestement, seuls deux lui suscitent de l'attachement, encore qu'il les estompe souvent dans des considérations sans rapport avec l'intrigue, je veux dire en un point de vue de surplomb qui n'est pas l'expression intérieure d'êtres affectionnés, de sorte qu'à la fin on se questionne si ces étudiants sont juste des objets de démonstration ou vraiment des sujets vraisemblables, s'ils ne servent pas qu'à valoriser la parole de leur créateur et s'ils ne sont que prétextes à produire une pensée d'un ordre politique dont on feint que leurs identités et aventure seraient des exemples extrapolables – vice intrinsèque des romans à thèse, où l'auteur produit un roman à son service, mais sans considération suffisante des réalités même virtuelles de son imagination. En somme, on ne s'interroge jamais si l'intrigue est plausible tant on pressent que ses personnages ne sont que des prétextes et se conduiront comme leur démiurge y aura intérêt ; or, cela éloigne d'un degré le lecteur de l'immersion dont il a besoin pour se sentir concerné par n'importe quelle fiction.
le second délaissement dû à cette forme multipliée se situe en l'étonnante variabilité de profondeur de l'auteur-narrateur qui commet, parmi des exaltations hautes, énergiques et quasi prophétiques, les remarques inégales d'un esprit mesquin, exigu même jusqu'au prosaïsme, au point qu'on se demande comment un moraliste qui a écrit ces commentaires iconoclastes, très audacieux et distanciés (mais pas entièrement imputables à Barrès qui les rapporte plutôt dans l'esprit ou dans la bouche de ses personnages) : « Quelle qu'ait été la sincérité de Byron et De Chateaubriand, leurs sentiments déjà nous semblent artificiels. Il se disaient isolés, se plaignaient des hommes, se cherchaient à travers le monde une patrie. À la fois aristocrates, révolutionnaires, utopistes et nihilistes, il apparaîtront, de plus en plus, à mesure que l'humanité cessera de produire leur genre de sensibilité, comme un incompréhensible amas de contradictions. » (pages 172-173), ou sur Hugo : « Ce personnage a vainement outragé tous les dogmes : il a gardé intacte leur doctrine et nous a traduit en métaphores des sermons de curé. » (page 312)
… peut avoir mêlé de telles concrètes lumières avec une mièvrerie lyrique et ampoulée comme : « Pauvre Lorraine ! Patrie féconde dont nous venons d'entrevoir la force et la variété ! Mérite-t-elle qu'ils la quittent ainsi en bloc ? Comme elle sera vidée par leur départ ! (page 52) ; ou bien comment une vision aussi idéaliste et pittoresque, virile et puissante, que :
« Si tu luttais, Arménien, pour la nation arménienne, tu intéresserais un peuple qui peut encore se flatter d'illusions, faire de la gloire et récompenser. Tu courrais des risques réels. Et ce qui t'envelopperait de toutes manières, c'est le climat, la diversité des types, la sensation de la brièveté, de l'inépuisable fécondité de la vie, prodiguant des hommes braves, des belles femmes, des fleurs, des fruits, des animaux, tous d'un rapide éclat et qui ne passent pas comme ici leur temps à se disputer à la mort. » (page 92)
… peut-elle se couler en un même homme avec la ridicule et naïve assertion suivante :
« L'un et l'autre se cachent leur véritable et touchante naïveté d'adolescence ; ils sont secrètement gênés de tout l'esprit qu'ils prêtent à leurs coeurs. Ils contrarient le destin favorable qui les a rassemblés, et, pour la vanité de s'étonner, ils gâchent des instants de jolie jeunesse d'où, par une pente insensible, ils eussent pu, sans hâte, glisser à de sympathiques fiançailles. » (page 97) ?
Ce qu'il y a de plus spontané chez Barrès, il me semble, c'est le pragmatisme rentable, sérieux d'un observateur éduqué à la limite d'un Prudhomme, et ce qu'il y a de plus emprunté en lui au contraire, c'est le désir d'envolées contradictoires et épatantes qui admirent et copient, mais insincèrement, un Hugo qu'il sait propre à plaire au lecteur de son époque ; mais toujours, Barrès n'explique pas sa doctrine, fabrique seulement des martyrs qu'il estime représentatifs, il plaint la Lorraine dont un professeur relativement borné a exilé une portion de jeunesse, mais il demeure incapable d'oser le franc corollaire à sa pensée, selon lequel Paris devrait rester aux Parisiens et nul autre se mêler des affaires de l'État – non ? Il lui faut, du reste et c'est notable, des personnages très stéréotypés pour figurer des forces diverses, personnelles et identifiables qui les rendent caractéristiques et font disparaître leur réalité individuelle, comme dans les récits d'enfants on trouve, dans une équipe, tel personnage qui est poltron, tel autre qui est fourbe, tel autre qui est charismatique et qui dirige, et tel autre à l'intelligence supérieure.
Je crois voir ainsi en ce Barrès de la narration un pasticheur opportuniste, au point que j'en devine, avec mon petit peu de culture, les emprunts mesure que je le lis : à Chateaubriand et à Hugo, bien sûr, à Dostoïevski de toute évidence dans la scène où l'assassin se trahit, et puis nettement à Zola, par exemple dans l'extrait que je propose en conclusion ; j'ignore où se situe le vrai Barrès hormis nettement dans la passion sensible pour l'histoire de France, dans le goût de la peinture tranchée des hommes, ainsi que dans une certaine disposition psychologique à filer des postures actives ou bien pensives, à s'enfoncer dans des motivations suivant l'influence des conditions – l'ensemble demeure émaillé d'un style impeccable. Mais il y a incessamment du politicien dans Barrès, et c'est certainement la part de lui-même dont il parvient le moins à se défausser, raison pourquoi, en produisant une littérature à la fois décorative et utile, il ne convainc personne, ni tout à fait de la richesse de son art qui réclamerait plus de pureté reculée, ni de la justesse de ses théories sociales qui demanderaient plus d'explications.
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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Monsieur Bouteiller est un professeur de philosophie charismatique. Un de ces professeurs qui dès le début sait se faire respecter de ses élèves. Républicain convaincu, adepte de Kant, il enseigne au lycée de Nancy. Sept de ces élèves, aux caractères différents, sont particulièrement admiratifs de Bouteiller et seront marqués par son enseignement. Et c'est l'évolution de ses élèves, leur montée à Paris, leur entrée dans la vie active, leurs premiers émois amoureux que nous suivons dans ce roman.
Un roman balzacien au sens le plus strict du terme, non seulement dans la forme mais aussi dans le fond. Les sept jeunes lorrains qui montent à Paris sont tous plus ou moins des Rastignac, ce genre de personnages, débordant d'énergie et d'illusions, qu'affectionnait tant Balzac. Barrès ne s'en cache pas, il cite souvent Balzac, tout comme ses autres sources : Spinoza, Taine ou Ignace de Loyola. Il y a des passages qui sont d'ailleurs assez pointus, aussi bien au niveau philosophique que politique.
Le sujet du roman est donc celui de l'entrée dans la vie active et de la transition d'une morale individuelle à une morale collective. Tout cela se passant dans un environnement politique en pleine restructuration, celui des années 1870-80. La France a perdu la guerre contre les allemands, et, par la même occasion, l'Alsace et la Lorraine ; la troisième république est en train de se constituer, la liberté de la presse vient d'être instituée et l'école devient gratuite et obligatoire.
De tout cela, Barres en parle énormément. Dans un premier temps, il se montre très critique vis-à-vis de la république parlementaire et en particulier de l'école républicaine. Car le déracinement que ces jeunes hommes subissent est autant dû, selon Barrès, à l'envahissement de la lorraine par les allemands, qu'à l'enseignement dispensé par la république, qui pousse les bacheliers à déserter leur patrie lorraine au profit de la capitale et à poursuivre indéfiniment des études inutiles. Il parle déjà d'un « prolétariat de bacheliers ». Une formation qu'il juge donc trop abstraite et qui en même temps abstrait, déracine. C'est également par ce biais qu'il s'oppose aux devoirs moraux humanistes de Kant : trop d'abstractions. D'autre part, il croit beaucoup plus au déterminisme social qu'à un système prétendument méritocratique.
Finalement, et bizarrement, il aboutit à une pensée politique qu'on imagine proche d'un républicanisme présidentiel fort. Comment a-t-il pu en arriver là ? Comment a-t-il pu passer d'un patriotisme lorrain à un nationalisme français ? de préoccupations individuelles à une action collective ? C'est tout l'enjeu de ce livre. Mais Barrès était un homme subtil, ce n'est pas aussi simple que je l'expose, tout est beaucoup plus relatif. Puis derrière toutes ces justifications philosophiques et politiques, toute cette logique, il y a l'émotion, le sentiment, qui joue toujours un rôle prépondérant, insidieux. J'ai tout de même ressenti un grand désenchantement dans ce livre, il y a beaucoup de cynisme dans son acceptation des magouilles politico-médiatico-financières, qu'il décrit pourtant fort bien, dans toutes leurs complexités et leur malheureuse inéluctabilité.
C'est un livre assez intellectuel, qui nous replonge dans une partie importante de l'histoire française, mais c'est aussi un vrai roman, balzacien comme je le disais, assez classique dans sa structure, avec une narration bien menée, des péripéties, une tension, un dénouement, tout ça… Bien conçu, mais tellement ordinaire… Il ne faut pas s'attendre à un grand roman, juste un bon roman, bien écrit et très instructif.
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En Lorraine, un professeur, M. Bouteiller, met dans la tête de ses élèves l'idée d'élévation dans leur vie. Il s'en va ensuite vers d'autres cieux et un groupe parmi ces élèves – de différentes conditions sociales, cela a son importance – monte à Paris pour y poursuivre, avec des fortunes diverses, ses études et rencontrer son destin. Élèves qui seront des déracinés, favorisés pour certains et pas pour d'autres, faisant mentir l'idée kantienne rappelée par l'auteur : « Si l'individu doit servir la collectivité, celle-ci doit servir l'individu. » Mais l'esprit de caste sociale supplante aisément des amitiés superficielles.

Dès lors, ces provinciaux, après quelques tâtonnements dans la vie parisienne avec des succès divers, scelleront un pacte devant le tombeau de Napoléon, ce « professeur d'énergie » près duquel ils viennent chercher un sens à leur existence : « Cette mystérieuse réunion présente les caractères d'une transfiguration. » Sauf que les individualités auront raison de cette exaltation collective, et les plus humbles subiront le joug de leur condition quand les autres s'en sortiront mieux.

On pourrait y voir là un certain déterminisme mais j'y vois plus, pour ma part, l'effet du déracinement, l'opposition entre le mirage parisien, qui ne convient pas à tous, et la réalité solide de la terre d'origine. N'est-ce pas là le reproche que le père d'un de ces jeunes adresse à son fils empêtré dans ses dettes, tandis qu'il aurait pu mener une vie solide au pays ? Ce roman serait aussi la théorie à l'épreuve du réel, étant entendu que : « Nos vaines prétentions sont une des parties les plus réelles de notre être. »

Barrès signe ici un roman d'initiation sous la jeune Troisième République. Tantôt laissant le fil de la narration se dérouler, tantôt focalisant sur une situation, l'auteur – qu'il est de bon ton, de nos jours, d'invectiver sans jamais l'avoir lu ! – creuse ses personnages dans les moindres recoins pour en extraire des généralités fortes. Car, « pour qui cherche à juger avec moralité, c'est un bon système de se dégager de l'accidentel et de se placer à un point de vue éternel ».

Mais à la fin, après un tremblement terrible, après la mort et les obsèques d'un géant – Victor Hugo, « le chef mystique, le voyant moderne » – les déchets de ce groupe de jeunes Lorrains idéalistes sont rejetés et tout rentre dans l'ordre. Quant au professeur Bouteiller – qui fait de loin en loin songer à la « gloire » finale du pharmacien Homais de Madame Bovary –, par sa réussite politique, il répond exactement à cette phrase du roman : « On n'atteint un but qu'en subissant les conditions du terrain à parcourir. »

Enfin, le récit de Barrès nous amène inévitablement à cette question fondamentale : le déracinement ne serait-il pas cause de bien des maux et des désordres ? L'auteur, enraciné dans la France quant à lui, y répond à sa manière. Un auteur qui écrit encore : « On met le désordre dans notre pays par l'importation de vérités exotiques »…


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En 1879 sept jeunes hommes affamés de gloire, galvanisés qu'il furent par les discours d'un professeur kantien et gambettiste, quittèrent leur Lorraine natale pour s'en aller à la conquête de Paris. C'est donc dans les pas d' Eugène de Rastignac et de Julien Sorel, et sous le haut patronage De Balzac et de Stendhal que Barrès place ses personnages du premier volet de la trilogie du roman de l'énergie nationale, les Déracinés.


Le propos du roman réside dans la critique du système de l'éducation universitaire qui arrache les jeunes forces de leur terroir, de leur substrat d'origine, pour en faire des déracinés. La charge contre la petite cuisine politicarde du parlementarisme faisandé est acerbe, le roman illustrant la corruption et les conflits d'intérêts ayant cours dans l'espace du triangle infernal délimité par les banques, la presse et le parlement, sur fond de scandale du canal de Panama. Le roman évoque avec brio les milieux bohèmes et estudiantins, le monde interlope des brasseries de femmes, la déveine des carabins. L'oeuvre culmine avec deux morceaux de bravoure, envolées lyriques au spectacle du tombeau de l'Empereur et des funérailles de Victor Hugo, deux figures qui surent en leur temps canaliser les forces composites de la France. Cela étant dit, le style de Barrès est plutôt ampoulé, parfois grandiloquent, le livre fait son âge, les personnages manquent aussi de profondeur, l'intérêt du livre en souffre notablement.

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Citations et extraits (45) Voir plus Ajouter une citation
Ils avaient monté la rue Royal, suivi les boulevards jusqu’à la rue Drouot ; maintenant ils grimpaient la rue des Martyrs. Comme un décor, les pensées de ces deux enfants s’interposaient entre leurs yeux et la réalité. Les régions qu’ils parcourent vers ces sept heures du soir, c’est pourtant le grand parc de la vénerie parisienne. Des hommes en quête de filles, les uns légers, bondissants, prêts à s’envoler ; les autres lourds et sous qui leurs jambes s’écrasent. Des femmes aussi : prostituées rapides et éclatantes comme des lumières, trottins et blanchisseuses qui rient en pressant le pas ; étrangères touchées par l’atmosphère de Paris, qui s’offrent et, au premier geste, s’épouvantent. Cette chasse érotique, avec ses arrêts dans la pleine lumière des magasins et sous les becs de gaz, avec ces regards qui dévisagent, elle a la gravité, l’ardeur d’une monomanie. C’est la folie crépusculaire des grandes villes énervées du manque d’oxygène. À cette heure, dans ce centre de Paris, passe aussi la chasse de vanité, tous ceux qui, à un titre quelconque, voudraient qu’on les désignât du doigt, boursiers, journalistes, gens de cercle, cabotins, quelques artistes, tous hystériques convaincus que l’univers partage leurs trépidations. Enfin la chasse d’argent, depuis le négociant qui court à des rendez-vous pour trouver des ressources à son affaire compromise, jusqu’au malheureux qui cherche, avec une âme prête à tous les crimes, les quarante sous de dîner. Ces trois chasses qui se mêlent, sur ce bitume vicieux et souillé autant que la tapis d’un tripot, ni Sturel ni Rœmerspacher ne les sentait. Si chasseurs et gibier, dans leur élan brutal, les coudoient sans même se faire reconnaître, c’est que le galop de leurs jeunes idées couvre le hallali du soir parisien. Il y a en eux une brutalité de désir au moins égale à la fureur vitale de tout ce peuple. Les idées de Taine, en se mêlant à cette jeunesse de qui l’âme se tourmentait merveilleusement, viennent d’y multiplier l’énergie.
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On met le désordre dans notre pays par des importations de vérités exotiques, quand il n'y a pour nous de vérités utiles que tirées de notre fonds. On va jusqu'à inciter des jeunes gens, par des voies détournées, à sourire de la frivolité française. Non point qu'on leur dise : "Souriez", mais on les accoutume à ne considérer le type français que dans ses expressions médiocres, dont ils se détournent.
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De ce dîner par un beau soir profond sous les arbres des Champs-Élysées, Sturel emporta le pressentiment que jusqu’alors il avait vécu dans une convention dans l’ignorance des choses. C’est un thème banal, l’opposition qu’il y a entre la vie, telle qu’on se l’imagine, et sa réalité, mais cette banalité soudain pour Sturel devint douloureusement vivante et agissante. Elle infecta toutes les opinions qu’il s’était composé des hommes et des choses. Chaque jour de cette semaine, il fut plus déniaisé, mais plus sombre. Il apprit que si toutes les convictions ne sont pas déterminées par l’argent, presque toutes du moins en rapportent, ce qui atténua leur beauté à ses yeux. Il constata que si certains hommes prenant certaines attitudes sans subvention, certains autres sont subventionnés pour les prendre, et qu’ainsi le plus désintéressé, toujours suspect aux malveillants, n’a même pas la pleine satisfaction de se savoir en dehors des combinaisons pécuniaires : sans en profiter, il les sert.
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Pauvre Lorraine ! Patrie féconde dont nous venons d'entrevoir la force et la variété ! Mérite-t-elle qu'ils la quittent ainsi en bloc ? Comme elle sera vidée par leur départ ! Comme elle aurait droit que cette jeunesse s'épanouît en actes sur sa terre ! Quel effort démesuré on lui demande, s'il faut que, dans ses villages et petites villes, elle produise à nouveau des êtres intéressants, après que ses enfants qu'elle avait réussis s'en vont fortifier, comme toujours, l'heureux Paris !
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À cinq heures, il se dirigea vers la Morgue, Au coin de la rue Notre-Dame-des-Champs et de la rue Vavin, il entendit le cri, lut le titre en manchettes : « Mort de Victor Hugo ! » Son cœur se gonfla dans sa poitrine. Il rejeta tous ses soucis précaires, parce qu’il avait un dieu à créer d’accord avec un groupe important de l’humanité. Aucune réalité, si tragique qu’il la pressentît, ne pouvait l’émouvoir comme la mort du seul homme qui, dans une époque médiocre, donnait la sensation du hors de pair, et semblait essentiel pour maintenir l’unité, la fraternité françaises
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