Ouvrir ce petit livre est déjà un régal : de taille maniable, composé de feuillets de papier de qualité à l'impression aérée et très nette, enveloppée d'une couverture à rabats cartonnée illustrée avec élégance de palmiers colorés (Merci à Nebras Charfi pour cette composition) : la beauté, la couleur, l'élégance, le souci du lecteur avertissent déjà qu'un texte lui aussi soigné et délicatement sensuel nous attend : les éditions Elyzad, décidément, ne déçoivent jamais par leur présentation. Et quand on découvre le contenu...l'impression d'exigence et de soin se confirme !
Le narrateur de cette histoire est un instituteur retraité qui, à l'hiver de ses jours, revient s'installer dans l'oasis où il a autrefois été nommé. Au lieu de laisser les jours s'égrener paisiblement, le voilà sollicité par un de ses anciens élèves, Nadir, devenu Si Nadir (respect exprimé par Sidi, Seigneur), petit homme rond qui, devenu un puissant homme d'affaires dans l'hôtellerie, sollicite les talents d'écrivain de son môallem (maître) pour raconter sa vie.
Reprenant les termes de
Victor Hugo en en inversant le sens, le narrateur se lance dans l'entreprise : « Quand je vous parle de moi je vous parle de vous » (Préface des Contemplations). C'est donc la vie de l'instituteur qui se dévoile au fil de la narration, appuyée sur le récit de Nadir qu'il reçoit par bribes sur des cassettes. Nous entendons le dictaphone et la voix du maître en un récit à la trame dense et parfois complexe. Les phrases s'enroulent en longues volutes, se répandent puis se resserrent, calligraphie compliquée, aérienne et légère comme le vol de l'épervier qui griffe le ciel, aiguë, griffue et élégante comme un firman persan. le vocabulaire arabe s'insinue dans le discours, le précise, le modèle et nous entraîne vers des lieux perdus, réminiscence d'une sorte de paradis perdu. Bien sûr, il y a le parti-pris de célébrer le désert, ses traditions, ses beautés, dans un souffle orientaliste qui rappelle les grands peintres de l'Orient du XIXème siècle, Delacroix est même cité pour que rien ne nous échappe. Bien sûr, la vie frugale, modeste et dure est magnifiée par la plume de l'écrivain et il n'excelle jamais autant que lorsqu'il célèbre la magie du désert, laissant sciemment de côté l'obscurantisme de traditions ancestrales, la violence faite aux femmes, l'âpreté de la vie sous la tente et dans l'oasis. Mais il se dégage une telle puissance poétique, une telle beauté des mots et des images suggérées que le livre nous laisse muet, ébloui, regrettant déjà que le récit s'achève.
Il ne s'agit pourtant pas d'une écriture désincarnée, éthérée et purement cérébrale. Tout au contraire, la palette de l'auteur nous inonde de couleurs, de lumières, de parfums, d'érotisme voire de récits suggestifs ou crus au moment où le corps découvre le plaisir et s'en réjouit passionnément, naturellement. Les femmes ne sont pas les dernières dans ce registre qui affirment qu' « un bâton a besoin d'un tambour pour retentir », tandis que l'homme fait du sexe féminin une évocation ...gourmande en le comparant à une mangue, ou sacrée en y voyant des « glyphes intimes » ! L'écriture se fait ciselée, travaillée, en de longs développements enrichis parfois d'allitérations qui donnent envie de les lire à voix haute, comme un poème dans le désert : « le vol véloce de l' épervier », « caravanes englouties au fond le l'antique lac Triton, contrée de contes », « le cercle du clan, se bouclant comme un bouclier » etc...
Finalement l'histoire semble n'être qu'un prétexte à l'évocation de l'oasis, du désert, symboles éternels de la vie et de la mort : « L'amble lent de la chamelle manifeste que la vérité, sujette aux métamorphoses, est soeur de l'illusion et que le destin de toute chose créée, fût-ce le granit, finit en poussière. Et que l'on n'écrit pas des livres, mais des palimpsestes, ruines sur ruines, décombres sur décombres, la mort, sans cesse dénonçant l'absurdité de l'éternité, gommant les lignes de fuite de la vie. L'orgueil du sable est de se vouloir réceptacle de passage, non d'ancrage. Ici, où le pèlerin vacille sur son esquif qui tangue sur les crêtes friables de la patrie des nomades, sempiternels voyageurs porteurs de tentes, coureurs de steppes. »
Les amours impossibles de Nadir et de la jeune Rima, bédouine donc inaccessible, sa fuite en France, sa vie de gigolo suivie d'une réussite extraordinaire, tout cela n'est qu'un prétexte pour le narrateur à se souvenir de sa propre vie et à exalter le monde du désert.
Un beau livre, puissant et délicat à la fois. Merci aux éditions Elizad pour cette belle découverte.