Voici un très court roman, presque une nouvelle d'une autrice que je souhaitais découvrir depuis quelques temps déjà suite à de nombreuses critiques élogieuses.
Les premières lignes et déjà l'autrice m'emporte :
« Des mots charriés dans les veines. Les sons se hissent, trébuchent, tombent derrière la lèvre. Abrutie. Les eaux usées glissent du seau, éclaboussent. La conscience est pauvre. La main s'essuie au tablier de toile grossière. Abrutie. Les mots n'ont pas lieu d'être. Ils sont. »
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Le point de départ de cette histoire est assez simple : une mère, La Varienne, et sa fille Luce vivent en retrait d'un petit village. Ce qui les isole des autres, c'est leur différence, car La Varienne est l'idiote du village.
Une attardée, une demeurée, une abrutie.
« Elle va, le regard qui bute sur le monde. »
Et comme sa mère est idiote, Luce ne peut être qu'une attardée, une demeurée, une abrutie. Forcément !
Lorsque la petite Luce devra prendre le chemin de l'école, leur quotidien et leur façon de vivre vont être totalement bouleversés. A jamais !
« Plus rien dans la maison ne va tenir sa place… La réalité cède. le désastre a lieu en silence, tranquillement. »
Pour la petite Luce, l'école est un monde nouveau et brutal qui l'agresse de mots, de présences, de jeux et de cris d'enfants. Malgré son regard bienveillant et tendre, malgré l'évolution de sa pratique pédagogique pour s'adapter au mieux à cet enfant atypique, mutique et sauvage, Mademoiselle Solange, l'institutrice, bute sur la volonté farouche de la fillette à rester ignorante : Luce refuse obstinément de comprendre, d'apprendre, de parler, de communiquer.
Chaque soir, le long du chemin qui la ramène chez elle, les mots et les leçons de la maîtresse s'effacent, les pages d'écriture retrouvent leur blancheur.
Le monde des mots se referme pour s'ouvrir sur le monde non-verbal de sa mère, et le langage des sens, du regard, du toucher et des silences l'enveloppe et la réconforte.
« Sur le chemin déjà elle égrène les mots qui ont réussi à occuper une place dans sa tête. Il faut garder le vide… Elle chante sur le chemin. Les mots s'accrochent aux branches des arbres. Les mots tombent dans la boue et s'enfonceront bien loin, sous les roues, sous les pas pesants qui colleront à la terre bien noire. Il faut. »
La Varienne, quant à elle, est perdue sans sa fille. Attendant son retour de l'école, elle laisse filtrer ses émotions, sa solitude, son isolement, sa peur instinctive de la perdre. Sa souffrance m'a rattrapée, elle m'a profondément émue. Je l'ai trouvé belle et touchante dans sa détresse.
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Cette histoire se noue autour de ces trois personnages féminins : cette maîtresse passionnée qui aimerait comprendre pourquoi la petite Luce n'entre ni dans le moule de l'école, ni dans les apprentissages, qui aimerait l'aider à s'épanouir, à devenir élève pour faire tomber les préjugés et les idées reçues sur le handicap et son caractère héréditaire ; la petite Luce, sensible et apeurée par l'école, inquiète que les cahiers d'écolier la séparent irrémédiablement de sa mère ; et la Varienne, pudique dans ses sentiments, déchirée par l'obligation de laisser partir son enfant à l'école.
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La beauté de ce roman réside dans le lien entre cette mère et sa fille. Elles sont deux et sont pourtant indivisibles. L'autrice, d'une plume tendre et légère, d'une subtile délicatesse, entrelace ces deux êtres dans une bulle qui les sépare du monde extérieur.
Une bulle où l'univers familier, la maison rassurent et protègent. Une bulle faite de silences mais où les émotions et les sentiments prennent une dimension aussi vibrante que lumineuse. Une bulle qui rend les mots inutiles, superflus tant les regards et les gestes se suffisent à eux-mêmes. Une bulle où la présence de l'autre suffit, mais où la distance et l'absence déroulent leurs souffrances. Une bulle faite d'un amour viscéral, instinctif, immense, fusionnel, indéfectible.
« Elle entre dans le coeur de sa mère, pénètre dans les régions lointaines, confusément familières. Elle n'est plus seule, détachée, grandie sur ses deux pieds. A nouveau le petit corps roule au fond du grand, invulnérable et transporté. »
Et cette bulle éclate, l'école et la maîtresse dressant un mur invisible entre deux mondes qui s'opposent.
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A travers une narration délicate, épurée et poétique,
Jeanne Benameur explore les thèmes de la différence et de l'acceptation, de l'exclusion et du rejet, de la solitude et de l'amour mère-fille. Elle nous invite à réfléchir sur la notion de normalité et aborde, avec douceur et finesse, le regard que l'on pose sur le handicap et plus généralement sur les autres.
Un regard qui peut suffire à fragiliser, blesser ou isoler.
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Pour conclure, le roman de
Jeanne Benameur est d'une sensibilité de chaque instant. L'autrice a trouvé les mots pour décrire, avec simplicité et justesse, le silence et la pudeur infinie des sentiments qui lient une mère et son enfant. Bien souvent, on ne dit jamais assez aux gens combien on les aime. Mais ici, les mots sont inutiles.
Un roman de 8O pages seulement, petit par la taille, grand par la beauté de l'écriture et la profondeur des émotions. Je vous invite à le découvrir.
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Un petit clin d'oeil et un grand merci à Bernard (@berni_29) pour cette lecture qui ne pouvait que me toucher.