Pour certains êtres, l'art dévore, consume, isole du monde dit « normal ».
Il pénètre au plus profond de celles et ceux qui se débattent entre traditions, éclosion d'un monde nouveau en cette fin du XIXème siècle et début XXème.
Une jeune musicienne
Gabriële, un peintre : Picabia déjà célèbre, au sang bouillonnant, se rencontrent.
Elle est hors de la norme des jeunes filles de l'époque, intelligente et intellectuelle, libre et anti-conventions, musicienne.
Théoricienne d'un art d'avant-garde, elle insuffle chez le peintre impressionniste une réflexion qui corrobore ce qu'il ressent, perçoit et l'amènera à bouleverser sa peinture.
Elle abandonnera musique et composition pour « porter » l'homme sujet à la bipolarité et propulser l'artiste au faîte d'une créativité mouvante selon ses états, son vécu et les courants de l'époque.
Un couple où les idées sont le ciment de leur relation.
Fantasque, provocant, opiomane, aux nombreuses infidélités, dépensier, amoureux des voitures, coutumier de brusques départs, souffrant de ne pas être reconnu à Paris, en rivalité avec Picasso, Picabia s'appuiera sur cette femme nécessaire à son équilibre.
Des amitiés, des banquets, des sorties nocturnes.
L'argent coule à flot, un peu trop au regard des autres.
Une amitié belle et trouble avec
Marcel Duchamp à qui elle cédera.
Une amitié pure avec
Guillaume Apollinaire dont nous comprenons mieux certains
poèmes (comme Zone) comme nous comprenons mieux l'histoire de certaines oeuvres de Picabia et Duchamp grâce à ce livre.
Tout un monde en effervescence, en retraite volontaire pour se ressourcer, en caprices aussi, une ébullition créative et créatrice, une période qui changera la face de l'art pictural.
Un monde parmi lequel vivent des enfants qui représentent peu, petits poids encombrants pour ceux qui ne vivent que pour l'Art, leur art et n'ont que faire d'une vie familiale dans un intérieur bourgeois avec des idées dites bien-pensantes.
Quelques lignes bouleversantes sur ces enfants qui n'ont rien demandé, sur Vicente (grand-père des deux auteures) et son auto-destruction et l'absence de relations qui en découlèrent sont révélatrices.
La 1ère guerre qui deviendra mondiale, New-York, Barcelone où l'on ne peut que penser aux malheurs qui se profilent et se subissent pendant que ce groupe iconoclaste « s'éclate » sur une plage.
Gabriële est présentée comme la seule véritablement consciente de l'horreur vécue sur le front… (elle pense à
Apollinaire qui s'est engagé).
Bref, on ne peut qu'être choqués par l' « anti-militarisme » désinvolte … de ces artistes échappés aux tourments et déconnectés de la réalité.
Dada se profile et Picabia écrit, provocations, obscénités, dépression, ruptures …
Un livre rédigé à deux voix qui se confondent.
Les arrière-petites filles du peintre ont remonté le temps et regardé dans les yeux cette arrière grand-mère discrète volontairement, lucide et dure, à qui elles rendent ainsi la véritable place qu'elle occupa dans le milieu artistique.
Un retour à un passé qui bouleversa des destins, en annula d'autres.
Des légendes qui se construisirent, les anecdotes valorisant la folie qui les anime, les enfants broyés par l'absence, une inexistence qui heurte.
Ces pages, après bien des recherches, des recoupements, racontent quelques moments de l'histoire de l'art et de la vie d'une femme consacrée à l'homme qui fut son « tout », une femme certes libre, dans tous les sens possibles que contient ce mot, au regard acéré, à la perception artistique lucide mais une femme que l'on devine impitoyable…
« Éclairer la nuit » du passé et du silence, voilà ce qui clôture le livre avec des paroles émouvantes et pudiques offertes à leur mère « Lélia » (la nuit en hébreu), paroles de filles aimantes et respectueuses.
Plume alerte, extraits, dialogues, description de lieux et d'une époque, un portrait sans concessions de deux êtres (et d'autres) qui vivèrent au gré de leurs foucades, de leurs démons intérieurs : démesure anormale.