Pour avoir moi-même fréquenté
les mange-pas-cher, je veux dire, pour les avoir fréquenté personnellement et aussi longtemps que cela fut nécessaire, il m'est possible à présent de confirmer la pertinence non seulement esthétique mais aussi et en un sens, clinique que
Thomas Bernhard mobilise avec le génie des grands auteurs. Ce génie et cette pertinence a sans doute un coût, une contrepartie parfois douloureuse, jusqu'à la nausée qu'elle implique, elle a un coût dans la mesure où, et l'on devra en tenir compte dès les premières pages car c'est une lecture dangereuse, puisqu'elle coûte littéralement de devoir peser chaque mot et chaque pa
ge, les mâcher longuement, depuis un certain accident jadis. Au lecteur qui n'a pas le courage de rencontrer l'inertie bouleversante et effrayante des mange-pas-cher, et pas seulement leur inertie mais cette force de caractère, qui ne cède pas sur l'essentielle - pour le narrateur, ça tient à la physiognomonie - à ce lecteur couard, je dirai d'ouvrir le livre et de tenir bon. Je ne connais que peu d'auteurs qui ont ce talent de faire éprouver au lecteur la teneur de l'âme folle de l'autre :
Dostoïevski,
Gombrowicz,
Kenzaburo Oe. Ce sont des lectures toujours un peu risquées.