C'est un drame en France : d'une part l'Imaginaire est méprisé (et dès lors qu'un livre fait trop de vues, il est recatégorisé en classiques) alors qu'il n'est pas forcément hostile ou éloigné de la littérature blanche ; d'une autre en bons gros chauvins on jette par la fenêtre tout ce qui n'est pas Imaginaire ou De-Notre-Mère-Patrie-America (et plus largement tout ce qui est littérature). C'est d'ailleurs pour ça que je vais autant à la librairie L'Une et l'Autre de Saint-Étienne (excellente adresse, soit dit en passant) alors qu'elle officie si peu dans mes genres de prédilection : il y a de tout, aussi bien de la littérature japonaise passablement à la mode en ce moment que de l'arabe, complètement oubliée, de l'anglaise, de l'hébreu, de l'altermondialiste. Et c'est pour ça aussi que je vous recommande (pour l'instant) le label L'Imaginaire Gallimard, qui tente de lever ces deux injustices en proposant non seulement des ouvrages du monde entier mais aussi de la littérature de genre lavée plus blanc que blanc façon Aux Forges de Vulcain.
Ainsi la voilà donc qui publie
L'Aleph de Jean-Louis Borges, écrivain argentin célèbre pour des publics de niche tels que l'Imaginaire très alternatif et rétro ainsi que les mathématiciens à cause de sa bibliothèque où seraient entassés tous les bouquins imaginables même ceux qui ne voudraient rien dire (on en a calculé qu'il faudrait un terrain supérieur à la surface de l'Univers). On ignore pour autant que c'est justement cette obsession pour le gigantisme voire l'infini des probabilités qui le guida durant toute son oeuvre, mêlant ainsi dans ses
nouvelles et d'un côté le réalisme froid des sciences et des comportements humains, de l'autre le vertige de la philosophie dès lors que le surnaturel fait son apparition. Inutile de vous dire qu'avec tout ça ça devait donner des recueils pas piqués des hannetons… Ce qu'on va vérifier tout de suite.
L'Immortel
Un vieux récit est retrouvé, celui d'un ancien romain disant avoir su trouver la source de l'immortalité. On y retrouve un net parfum antique, notamment avec une inspiration de Pline l'Ancien, ainsi qu'un léger côté lovecraftien par la découverte d'une cité déserte rongée par la folie. Mais la question qui prime reste la suivante : si vous aviez l'éternité, vous feriez quoi ? Est-ce que vous seriez seulement la même personne au bout d'un moment ?
Un thème qui pourrait sembler classique dans un premier temps, mais moins si on le mesure à l'échelle des probabilités mathématiques : telle oeuvre peut exister, or si vous avez l'éternité (et donc le temps de tout faire), tôt ou tard vous l'écrirez. de même, votre caractère et vos savoirs, mis à l'épreuve du temps et de l'oubli, se modifieront sans cesse… Vertigineux et dépaysant, on notera le fameux twist qui fait basculer de simple récit d'aventure à réflexion spéculative.
Le mort
Un récit noir sur le milieu des gauchos (avant de devenir les cauchemars de
Sarkozy, il s'agit d'un terme désignant à la base des cavaliers vagabonds, bandits en Argentine, plutôt bien vus au Chili), usant du procédé classique d'annoncer la fin dès le départ pour donner une sensation d'inéluctable. Sans doute pas révolutionnaire dans son genre, mais qui possède le mérite de nous révéler un milieu criminel peu connu en Occident.
Les théologiens
Récit historique médiéval avec une touche de fantastique : deux théologiens s'affrontent dans les hautes sphères des pensées, frères ennemis face aux cohortes des pensées hérétiques. Bon, sur le papier, c'est beaucoup moins lyrique, mais vous avez pigé l'idée.
Borges sait se montrer ironique, présentant des personnages eux aussi minés par les obsessions métaphysiques que ceux qu'ils combattent, tout autant convaincus du bien-fondé de leur pensée et ne faisant aucune démarche pour adopter un point de vue neutre dans leur philosophie. Alors oui c'est un truc d'intello, mais d'un côté la critique implicite sait se faire fine, et de l'autre les perspectives ouvertes par certaines idées métaphysiques font penser à la démesure d'un Egan.
Histoire du guerrier et de la captive
Deux récits historiques mis en comparaison par l'auteur : une réflexion sur les cultures d'adoption, qu'est-ce qui ferait que d'un coup on aurait envie de laisser tomber tout ce qui faisait nous pour embrasser une identité autre. La réflexion se fait nébuleuse, et est privilégiée à l'histoire qui passe ainsi au second plan. Bref, rien de très mémorable…
Biographie de Tadeo Isidoro Cruz
Encore un récit historique d'intérêt secondaire : un homme passe de soldat de l'État à mercenaire libre de son destin. La nouvelle ne raconte pas grand-chose d'autre et pourtant semble hésiter quant à la direction à prendre ; bref pas un mauvais texte à proprement parler, mais tout à fait dispensable.
Emma Zunz
Récit noir : une jeune fille veut venger la mort de son père et met au point un stratagème tordu mais rigoureusement simple. L'auteur sait se montrer humain en montrant les sentiments complexes de son héroïne ; la froideur de sa vengeance ne s'en fait que plus redoutable…
La demeure d'Astérion
Difficile à classer : si à son époque on parlait tout simplement de fantastique, cette nouvelle détient pourtant tous les critères de la mythic fantasy. le Minotaure s'y confie en effet à nous sans rien qui puisse remettre sa réalité en question, et le lecteur découvre une vérité bien moins manichéenne que ce qu'on pourrait penser croire. Encore une fois l'auteur montre une très bonne compréhension de l'esprit humain et une finesse dans son propos, ne se contentant pas d'un simple renversement des valeurs où Thésée serait le méchant.
L'autre mort
Récit d'
enquête saupoudré d'historique : le narrateur (sans doute l'auteur) raconte avoir cherché à comprendre comment au front un soldat avait pu mourir deux fois. La réalité est vite découverte hélas, et s'avère au final assez simple.
Deutsches Requiem
Historique (très) noir. Un ancien nazi confie sa vie, inhumaine et pourtant extrêmement cultivée. Ou comment le Mal peut s'introduire même dans un esprit instruit. On découvre la philosophie de l'homme tortueuse et pourtant redoutablement cohérente ; le seul reproche qu'on pourrait faire est que le tout semble parfois confus, mais la psychologie du narrateur est après tout comme le recueil : labyrinthique.
La quête d'Averroës
Récit historique : un intellectuel arabe cherche à découvrir ce qu'était le théâtre. Une nouvelle érudite nous en apprenant long sur l'Espagne pré-Reconquista, encore une fois critique face à un intellectualisme orienté théologiquement, et pour ce faire pourvue d'un beau jeu sur l'ironie dramatique.
Le Zahir
Nouvelle fantastique : l'auteur se met ouvertement lui-même dans une nouvelle fantastique où il se voit de plus en plus obsédé par une pièce de monnaie, jusqu'à en oublier tout le reste. Un texte curieux : ne s'offrir aucune issue semble masochiste et incohérent avec la réalité, du coup j'ai fait des recherches rapides sur Internet pour voir si la pièce n'était pas une allégorie d'une maladie comme Alzheimer… rien !
Bref, je serais bien en peine de vous dire si j'ai aimé ou si j'ai pas aimé, ni de pouvoir développer aucune forme d'analyse. Disons seulement que la fin se fait assez poétique et pourrait rappeler à certains la transcendance vers l'Un considérée par Socrate.
L'Écriture du Dieu
Nouvelle fantastique : un ancien prêtre maya cherche à déchiffrer une écriture à partir d'aucun indice possible ou imaginable, mais qui contiendrait la clé de l'Univers. Folie ou accumulation de savoirs anciens ? La chute glaçante et terriblement logique vient nous rappeler à quel point nous autres humains nous plaçons dérisoirement au centre de tout.
Abenakhan el-Bokhari mort dans son labyrinthe
Récit d'enquête : un homme raconte à son ami l'histoire d'un monarque qui serait mort dans un labyrinthe de façon terrifiante. L'autre va essayer de démêler le vrai du faux… et ainsi amener une chute où une fois de plus l'individualité est totalement remise en question. Encore un très bon texte, bien que laborieux par instants.
Les Deux Rois et les Deux
Labyrinthes
Nouvelle historique qui s'apparente plus à un conte philosophique : deux rois cherchent chacun à perdre l'autre dans un labyrinthe démesuré, le gagnant n'étant évidemment pas celui qu'on croit. Encore une fois, la logique borgésienne frappe fort en reprenant (vaguement) une idée émise dans le texte précédent ; ajoutez à ça que celui-ci tient en deux pages seulement et vous aurez une idée du brio.
L'Attente
Littréature blanche : un homme attend… Attend quoi, au juste ? On en sait rien, et le temps passe jusqu'à la chute. C'est incontestablement bien écrit, mais le fait qu'on ne nous laisse aucun indice sur le dénouement fait qu'il semble arriver de manière impromptue ; bref, une nouvelle qui ne m'a pas convaincu.
L'Homme sur le seuil
Historique saupoudré de fantastique, du temps de l'âge d'or de la colonisation en Inde ; un curieux vieillard raconte à un homme une histoire inquiétante, et pas pour rien. le dépaysement est là, le style toujours aussi ciselé, la chute inattendue ; mais nous sommes très loin des sommets de démesure du reste du recueil.
L'AlephBorges se retrouve contraint de supporter un poète minable obsédé par son ego démesuré ; peut-être aussi démesuré que ce qu'il cache dans sa cave… mais ça, faut pas l'dire !
Une nouvelle qui clôture en beauté, bourrée d'humour et de sense of wonder ; la découverte ressemble à celle d'un ouvrage de hard-SF, mais
Borges ne s'embarrasse pas des contraintes de réalisme et de causalité : il a un postulat, et il le tient jusqu'au bout. Et ça va loin, très loin !
Conclusion
C'est un recueil riche et faisant profiter d'une grande culture ainsi que d'une philosophie sans compromis que
L'Aleph, s'affranchissant de toute contrainte physique ou morale pour pousser son raisonnement jusqu'au bout grâce à la fiction. Brassant un grand nombre de genres et pourtant conservant une certaine cohérence dans ses thématiques, on y découvre la plume d'un écrivain attaché aussi bien à sa culture qu'à celle européenne et plus généralement à n'importe quelle ethnie lui permettant de définir auprès du lecteur la complexité de ses raisonnements métaphysiques ; si a priori
Borges n'aimait pas
Edgar Poe, on ressent le même parfum dans ses
nouvelles, notamment fantastiques, émaillées de références antiques et privilégiant l'introspection à l'action. Ils m'aident à retrouver mes clés, ils sont formidables en soirée, et en plus ils écrivent des livres incroyables : arrêtez de virer les latinos, M. Trump !
Si certains textes sont plus oubliables que d'autres, ils offrent malgré tout la même qualité, portés par un style sec et sans ornement, rendant la forme appréciable de même que le fond aussi bien pour l'amateur de blanche que d'Imaginaire. Il y en a pour tous les goûts, des voyages, de l'historique, de la réflexion, de l'aventure, bref un recueil que je ne saurais que trop vous recommander, car après tout, c'est pour votre culture…
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