Parmi les écrivains magiciens, de ceux qui nous hypnotisent avec leur tours de passe passe et nous font croire qu'il est possible de voir l'univers entier, celui-ci est sans doute le plus puissant mais le plus inquiétant aussi (surtout si vous êtes français car sa lecture assidue vous a convaincu qu'il n'aime guère les français - parce que comme tout argentin il se pense anglais?-). Il vous amène dans une banlieue triste, vous rapporte des ragots (jalousies, mesquineries, coucheries...). Il vous demande de descendre l'escalier d'une cave, et là, au bas de la dix-neuvième marche, un peu sur la droite, il vous montre un aleph:
A la partie inférieure de la marche, vers la droite, je vis une sphère aux couleurs chatoyantes, qui répandait un éclat presque insupportable. (…). le diamètre de
l'Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l'espace cosmique était là, sans diminution de volume (....). Je vis la mer populeuse, l'aube et le soir, les foules d'Amérique, une toile d'araignée argentée au centre d'une noire pyramide, un labyrinthe brisé ( c'était Londres) je vis des yeux tout proches, interminables, qui s'observaient en moi comme dans un miroir, je vis tous les miroirs de la planète et aucun ne me refléta, je vis dans une arrière-cour de la rue Soler les mêmes dalles que j'avais vues il y a trente ans dans le vestibule d'une maison à Fray Bentos, je vis des grappes, de la neige, du tabac, des filons de métal, de la vapeur d'eau, je vis de convexes déserts équatoriaux et chacune de leur grains de sable, je vis à Inverness une femme que je n'oublierai pas, je vis la chevelure violente, le corps altier, je vis un cancer à la poitrine, je vis un cercle de terre desséchée sur un trottoir, là ou auparavant il y avait eu un arbre, je vis dans une villa d'Adrogué un exemplaire de la première version anglaise de Pline, celle de Philémon Hollan, je vis en même temps chaque lettre de chaque page (enfant, je m'étonnais que les lettres d'un volume fermé ne se mélangent pas et ne se perdent au cours de la nuit), je vis la nuit et le jour contemporain, un couchant à Quérétaro qui semblait refléter la couleur rose d'une rose à Bengale, ma chambre à coucher sans personne, je vis dans un cabinet de Alkmaar un globe terrestre entre deux miroirs qui le multiplient indéfiniment, je vis des chevaux aux crins denses, sur une plage de la mer Caspienne à l'aube, la délicate ossature d'une main, les survivants d'une bataille envoyant des cartes postales, je vis dans une devanture de Mirzapur un jeu de carte espagnol, je vis les ombres obliques de quelques fougères sur le sol d'une serre, des tigres, des pistons, des bisons, des foules, des armées, je vis toutes les fourmis qu'il y a sur terre, un astrolabe persan,je vis dans un tiroir du bureau (et l'écriture me fis trembler) des lettres obscènes, incroyables, précises, que Beatriz avait adressées à Carlos Argentino, je vis un monument adoré à Chacarita, les restes atroces de ce qui avait été délicieusement Beatriz Viterbo, la circulation de mon sang obscur, l'engrenage de l'amour et la transformation de la mort, je vis
l'Aleph, sous tous les angles, je vis sur
l'Aleph la terre, et sur la terre de nouveau
l'Aleph et sur
l'Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, j'eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu'aucune homme n'a regardé : l'inconcevable univers.
J'ai relu ces lignes 40 ans après, j'avais retenu l'image 'des chevaux aux crins denses sur une plage...' mais bizarrement je les pensais au bord de l'Adriatique (dans ma mémoire court circuit avec un tableau de de Chirico, un des rares où ne passent pas des trains à l'horizon sous des crépuscules jaunes et verts?).