«
Leonard Cohen » de
Pascal Bouaziz est un livre impressionniste, qui tente de saisir par petites touches le halo mystérieux qui continue d'entourer l'immense chanteur canadien. La collection « Les indociles » éditée chez « Hoëbeke » a déjà publié plusieurs ouvrages consacrés aux figures anticonformistes de la musique telles que
Jim Morrison, Janis Joplin ou
Jacques Higelin. Ces « beaux livres » proposent à travers des textes soignés et des photographies peu connues un éclairage nouveau sur des musiciens rebelles, dont l'oeuvre mérite d'être approfondie.
L'auteur de ce dernier opus de la série,
Pascal Bouaziz est lui-même musicien et auteur-compositeur du groupe Mendelson, dont je recommande l'album éponyme, un disque en apesanteur, à la beauté onirique. Fin connaisseur et admirateur sincère de
Leonard Cohen, l'auteur nous propose un portrait en forme de kaléidoscope de l'oeuvre lumineuse et de la personnalité mélancolique du chanteur. L'un des mérites de cet ouvrage très dense est d'être tout à la fois accessible pour les novices soucieux de découvrir Cohen et passionnant pour les « fans » inconditionnels.
Le parti pris d'une approche thématique a le mérite de creuser le sillon des nombreuses fêlures qui hantent l'oeuvre de celui qui figure avec
Bob Dylan et quelques autres au panthéon des auteurs-compositeurs de la fin du vingtième siècle. le mot « oeuvre » n'est ici pas galvaudé dans la mesure où Cohen fut d'abord poète et romancier avant d'embrasser une carrière de chanteur. le prix Nobel de littérature accordé à Dylan en 2016 aurait d'ailleurs pu tout à fait lui revenir. Moins fécond, et moins emblématique que le barde immortel, Cohen est avant tout un poète d'une exigence folle. Sans Dylan, il n'aurait toutefois pas eu l'idée, à trente ans passés, de mettre ses textes en musique et de devenir lui-aussi l'un des troubadours adulés de la fin des années soixante.
La phrase qui résume le mieux le chanteur-poète figure sans doute dans « Anthem », l'une des chansons de l'album apocalyptique « The Future » sorti en 1992 à la suite d'« I'm your Man » qui marquait le retour sur le devant de la scène du génie canadien, après des années quatre-vingts en forme de traversée du désert :
« There is a crack, a crack in everything
That's how the light gets in ».
Le très beau livre de
Pascal Bouaziz montre à quel point Leonard a été traversé tout au long de sa vie par de nombreuses dépressions contre lesquelles il n'a cessé de lutter. le salut, ce sentiment d'un bonheur apaisé et inconnu, il le découvrira à l'aube de la vieillesse, sans savoir pourquoi. Un sentiment d'insécurité, d'imposture, un mal-être chronique auront été ses compagnons de route, et trouvent sans doute leur source dans une fêlure existentielle, que ni les drogues, ni les anti-dépresseurs, ni les conquêtes féminines ne seront parvenues à combler. Mais cette fêlure est peut-être aussi la source du génie du poète, la fissure à travers laquelle se propage la lumière de l'inspiration poétique.
Jacques Audiard ne disait pas autre chose lorsqu'il paraphrasait les Evangiles :
« Bienheureux les fêlés,
Car ils laisseront passer la lumière ».
Le livre insiste en creux sur le hiatus entre l'image de gendre idéal des sixties, ou de vieux sage des années 2000 et la personnalité tourmentée, les multiples addictions et le goût insatiable pour la gent féminine du personnage. En revenant longuement sur la quantité stupéfiante de drogues et d'alcool ingérée par Cohen et sur sa conception toute personnelle des relations amoureuses,
Pascal Bouaziz lève le voile sur les démons qui hantèrent le chanteur tout au long de sa vie.
Dans le très beau chapitre consacré aux années passées dans un monastère zen, l'auteur aborde la quête d'absolu qui n'a jamais quitté le poète. Judaïsme, scientologie, zen, christianisme, Advaïta védanta : autant de chemins empruntés par le chanteur pour tenter de trouver la Voie, de canaliser une inclination jamais démentie pour le mystère de la spiritualité.
Mais voilà, Leonard s'en est allé en 2016 à l'âge vénérable de 83 ans. Les deux derniers albums, « You want it darker » et « Thanks for the dance » sont aussi majestueux que les deux premiers, « Songs of
Leonard Cohen » et « Songs from a room ». La boucle est bouclée. L'auteur, poète, chanteur aura su laisser entrer la lumière qui continue de chatoyer à chacune des écoutes de ces chefs d'oeuvre intemporels.
Il est impossible de clore ce billet en forme d'hommage au Saint-Esprit de ma trinité personnelle (composée par ailleurs d'un vieux barde renommé God Dylan, et de son disciple à la voix d'ange
Neil Young) sans citer quelques vers de « Chelsea Hotel #2 » :
« You were famous, your heart was a legend.
You told me again you preferred handsome men
But for me you would make an exception.
And clenching your fist for the ones like us
Who are oppressed by the figures of beauty,
You fixed yourself, you said : well never mind,
We are ugly but we have the music. »