Un maçon franc : Récit secret

Nous séjournons en Camargue, au coeur du Vaccarès, dans la belle maison d'une amie chère. Il n'est rien de plus magnifique que les étendues d'eau à perte de vue qui reflètent le ciel changeant et l'Eternel immuable...
Ce matin, j'arpente en solitaire la nature invaincue. Les moustiques ne paraissent en général que vers midi. Immobile au coeur du silence, j'écoute le vent léger, le bruissement des herbes, l'écoulement d'un ruisseau.
Observant le ciel bleu clair, comparable à celui du Maroc ou de l'Algérie, j'éprouve soudainement une émotion indicible... Comme si mon corps, mon âme se déchiraient, armure lézardée, nudité brusquement offerte à l'irradiation... Une porte qui s'ouvre, la fusion, l'horizon aboli. Je ne suis plus séparé de la nature. Je me fonds dans le cosmos, je me réfugie dans l'unité. Je suis un, je suis partout, j'abandonne mes états d'âme et ma misérable enveloppe... Je communie, mais avec quoi, avec qui ? Dépassement, c'est le maître mot. Adieu tourments, coups de volant distribués au hasard et brume omniprésente...
Combien dure-t-elle, la pause remarquable ?
Quelques secondes, mais il n'en faut guère plus.
Je viens de basculer.
Fugitif, un oiseau s'interpose et cache le soleil en un fulgurant assaut de l'ombre. On dirait que le réel doucement se rassemble.
Je ne saurais nommer cet instant de grâce.
Je ne l'ai jamais revécu. J'ai vu Dieu, j'ai vécu quelque chose, j'en ai un peu honte, suis-je devenu complètement cinglé, doit-on m'enfermer, vais-je susciter à mon tour l'hilarité dans les dîners ?

Chapitre II, Un état de grâce, p33-34.