Peut-on vivre avec un crime sur la conscience ? Quels sentiments viennent animer l'esprit d'un assassin une fois son forfait accompli ?
Voilà trois semaines que la police recherche le meurtrier de
la rue Saint-Denis près du quartier des Halles.
Le tueur a étouffé une vieille concierge pour dérober l'argent des loyers qu'elle gardait étourdiment dans sa loge.
Et pour Lampieur, l'ouvrier boulanger qui a commis le crime, ces semaines écoulées dans l'expectative ont été source d'une angoisse de plus en plus poisseuse et de la peur viscérale qu'on vienne l'arrêter.
Car le soir du crime, Lampieur n'a pas pensé à tout…
Il a omis la présence des prostituées qui ont pris l'habitude de jeter une ficelle par le soupirail du sous-sol de la boulangerie pour que Lampieur y accroche un morceau de pain. Rejoignant ses fourneaux cette nuit-là, le boulanger a avisé la ficelle qui pendait dans le vide, telle une preuve accablante de sa culpabilité.
Depuis, en proie aux tourments les plus vifs, il se demande qui, parmi ces dames de petite vertu, connaît la vérité et quelle est la raison de son silence. Pourquoi ne l'a-t-elle pas déjà dénoncé, que veut-elle ? Lampieur se rend compte que bien malgré lui, il a une complice secrète dans cette affaire.
Chez Fouasse, le débit de boisson où viennent chaque nuit se réchauffer les filles transies de froid qui battent le pavé, Lampieur scrute les visages et s'attarde sur celui de Léontine dont le comportement lui semble suspect.
Et c'est bien elle en effet qui était devant le soupirail la nuit du meurtre.
Harcelé par sa conscience, Lampieur se décide à l'aborder.
Entre eux naît alors une relation étrange et trouble dont le crime est le centre névralgique.
En partageant sa culpabilité et ses peurs avec Léontine, Lampieur s'aliène la malheureuse prostituée qui croit être capable d'inoculer un peu de remords dans l'esprit rustre et lâche de cet homme bourru. Attirée comme une phalène par le morne éclat que jettent sur son coeur le criminel et son crime, Léontine prend alors à sa charge les angoisses et les craintes du triste assassin.
Mais jusqu'à quand ces deux-là vont-ils pouvoir lutter contre les obsessions et les idées fixes qui les gouvernent et les rendent si peu maîtres d'eux-mêmes et de leurs sentiments ?
Un pauvre hère, une malheureuse prostituée, un meurtre…C'est sur un thème aux forts accents dostoïevskiens que l'écrivain, poète et auteur de chansons
Francis Carco (1886 – 1958) écrit cette intrigue psychologique et retorse couronnée par le Grand Prix du Roman de l'
Académie Française en 1922.
Dans cette fiction oppressante - qui n'a pas trop vieillie, hormis quelques tournures de phrases un brin surannées - tout est quasiment dit et su dès le début. le lecteur connait l'assassin et sa complice ainsi que les raisons de leur inquiétude. « Tout le sujet du roman est centré sur l'évolution de la terreur, sur l'idée fixe de Lampieur ».
L'ingéniosité de l'auteur est alors de nous faire passer par tous les sentiments, par tous les tourments, par toutes les affres de l'effroi et de l'affolement de ses personnages, en nous faisant pénétrer au coeur de leur conscience égarée.
Peu à peu la tension monte, le rythme s'accélère comme un pouls qui s'emballe, les comportements humains, subtilement analysés, révèlent la peur, la lâcheté, la violence qui couve, une abjection veule et une culpabilité qui ronge et taraude les esprits.
Mais au-delà de l'aspect psychologique du roman, c'est aussi le
Francis Carco poète qui se dévoile dans toute sa beauté sombre et mélancolique.
Peintre des petites gens, des quartiers populaires, d'un Paris de misère, l'auteur s'affirme avec un sens de l'esthétisme particulièrement bien rendu, dans l'illustration des rues grises et mouillées de pluie, des flaques d'eau sur les trottoirs, des contours flous, des reflets et des éclats troubles jetés par les réverbères….Une représentation comme un tableau au lavis des décors et des quartiers nocturnes. C'est le
Paname des malheureux, des esseulés, des prostituées, qui, devant un petit verre de blanc, viennent hanter les troquets et les débits de boissons en quête d'un peu de chaleur humaine. Une humanité épuisée, éteinte, besogneuse, impécunieuse, qui s'étiole dans des existences sans rêves et sans illusions.
Dans ce cadre morose où les jours sans saveur se suivent et se ressemblent, le meurtre est comme une embardée exaltante dans le train-train d'un morne quotidien.
Mais la détresse morale, à la limite de la folie, et la peur visqueuse qu'il occasionne une fois l'acte accompli, deviennent si lourdes à supporter que l'on ne peut que penser que seule l'expiation mettrait un terme à cette incarcération mentale dans laquelle ces âmes perdues se débattent comme des oiseaux en cage.
Une trame sombre, une ambiance oppressante, un climat délétère irradié de belles fulgurances de poésie, font de cet «homme traqué » une oeuvre intéressante à capturer, un peu comme ces vieux films en noir et blanc qu'on redécouvre toujours avec plaisir quand bien même ils sont un peu datés…