Il est des romans qui vous habitent longtemps après les avoir lus, des romans qui vous marquent et vous vous souvenez de plusieurs scènes comme si vous les aviez vécues avec les personnages eux-mêmes.
Les Hérétiques d'
Elyse Carré fait partie de ces romans.
L'autrice nous plonge dans cinq univers différents et nous fait suivre le destin de cinq protagonistes se trouvant à des moments charnières de leur vie.
Celle que l'on surnomme l'Hérétique est une vieille femme poussée à fuir son village de Die de peur d'être accusée de sorcellerie à la fin du XVIème siècle.
Ispao, véritable allégorie de la Peur, et personnage mystérieux que l'on pourrait qualifier aujourd'hui de non-binaire, entre dans ses nouvelles fonctions de « Méduse » à Calbano, ville imaginaire que l'on ne peut situer dans le temps et dont toute la société s'organise autour de quatre grandes émotions : la Peur, la Colère, la Joie et la Tristesse.
Ruth est une femme répondant à toutes les injonctions de la femme au foyer parfaite dans les Etats-Unis de la fin des années 60 mais dont l'arrivée dans sa vie de la jeune Amy, fiancée de son fils, étudiante dans une université mobilisée contre la guerre du Vietnam, vient bouleverser les croyances.
Federica est une ouvrière communiste italienne, très active au sein du syndicat de son usine au début des années 70, mais dont la rencontre avec une jeune activiste plus radicale va venir bouleverser tout ce en quoi elle croyait sur le plan politique mais aussi affectif et sexuel.
Et Ioulia, jeune influenceuse de mode russe dans un monde à la pointe de la technologie de la fin du XXIème siècle, qui va douloureusement ouvrir les yeux sur la société dans laquelle elle se sent pourtant parfaitement à sa place.
Les récits de ces cinq protagonistes se croisent et se font subtilement écho au sein de ce roman choral mené d'une main de maitresse par l'autrice qui signe ici son premier roman.
Chaque chapitre nous tient en haleine et nous donne envie de progresser dans l'intrigue propre à chaque personnage, auquel on s'attache très fortement. La construction et l'entremêlement des différents récits sont dignes des séries les plus addictives, tout en amenant les lecteurs et les lectrices à être actives dans leur lecture. En effet, à certains moments, le péritexte – ici les indications de lieu, de date, et de température, précisées au début de chaque chapitre - ne nous permet plus de nous repérer dans l'univers du roman, ainsi seules notre connaissance des personnages et notre vigilance nous amènent à déterminer le récit dans lequel on est plongé.
Elyse Carré joue donc de façon audacieuse sur l'écriture et la narration pour nous faire percevoir les échos qui existent entre les histoires de ces personnages, si différents soient-ils.
Le roman d'
Elyse Carré trouve aussi sa force et son intérêt dans sa façon de mêler avec subtilité la petite et la grande Histoire.
Ainsi, par exemple, avec le récit de l'Hérétique nous comprenons ce que signifie la chasse aux sorcières pour les femmes du Moyen Age qui en sont victimes, qui vivent cette peur dans leur chair et qui doivent alors fuir pour se protéger et protéger leur famille.
Le récit de Fédérica, lui, nous permet de comprendre ce qui a pu se jouer dans les milieux militants milanais à l'heure des Brigades rouges et les choix difficiles que certain.es ont dû faire pour être le plus en accord avec eux-mêmes, avec leur éthique et leurs idéaux politiques.
Et l'histoire de Ruth nous fait entrevoir les bouleversements qui ont pu se jouer dans les familles et, plus particulièrement, pour les femmes, au moment où un certain nombre de carcans sautaient, grâce aux luttes et aux réflexions qui se menaient alors dans les universités, au sujet de la guerre du Vietnam par exemple ou de la libération sexuelle. Beaucoup d'évidences sur lesquelles s'était construite la vie des individu.es vacillaient alors et pouvaient amener chacun.e à repenser ses propres choix, quitte à envisager de tout faire éclater au sein de sa propre famille.
Enfin, ce que j'ai aussi beaucoup apprécié dans ce roman, ce sont tous les sujets d'actualité auxquels sont confrontés chaque personnage, malgré leur ancrage dans des espaces – temps qui peuvent être très éloignés du nôtre. La question de l'émancipation des femmes, socialement et sexuellement, est ainsi abordée, mais aussi celle de la construction d'un collectif, qu'il soit pensé politiquement ou lié à une question de survie. L'histoire de Ioulia, elle, nous permet d'envisager un futur proche que l'on entrevoit déjà, un futur où les technologies facilitent la vie de chacun.e mais où les alternatives à ces progrès technologiques sont de plus en plus difficiles à faire vivre et où les réseaux sociaux ont un pouvoir extrêmement fort sur les individu.es. La notion de liberté est donc interrogée en permanence : liberté de ne pas être connecté.e, de ne pas être sous le joug des réseaux sociaux et de leurs diktats, ou encore liberté de refuser un confort auquel on finit toujours par s'habituer. Ces interrogations brulantes sont traitées avec beaucoup de subtilité dans ce récit d'anticipation et nous renvoient à notre propre quotidien et à notre propre rapport aux avancées technologiques si pratiques - à l'image du smartphone qui accompagne la plupart d'entre nous partout et dans chaque moment de notre vie partagé et immortalisé sur les réseaux sociaux - mais pourtant très questionnable sur un plan éthique.
La question du confort est aussi abordée dans le récit de l'Hérétique, puisque fuir son village pour se protéger signifie laisser derrière elle une maison chaleureuse et l'affection de sa famille. Étonnamment, ce récit, pourtant situé à la fin du Moyen Age, a eu beaucoup d'écho en moi car il me semble que la situation dans laquelle se trouve l'Hérétique peut ressembler, à la situation de toute personne fuyant son « chez-soi » pour échapper à la mort. Et, à mon échelle d'Occidentale vivant actuellement dans un certain confort, c'est aux bouleversements climatiques, auxquels on va être de plus en plus confrontés et qui va amener beaucoup de gens à fuir les lieux qui leur sont familiers et chaleureux, que ce que vit l'Hérétique m'a fait penser, avec son lot de difficultés terribles mais d'espoir aussi, espoir dans le collectif notamment.
Enfin, avec le récit allégorique d'Ispao,
Elyse Carré nous amène à questionner la place des émotions dans nos sociétés : la place de la Colère qui peut nous empêcher de juger une situation avec justesse mais qui anime facilement les foules ou la place de la Peur, que l'on refuse souvent d'écouter mais qui pourrait pourtant nous permettre de prendre des décisions politiques plus avisées à certains moments. Ce récit nous amène aussi à interroger la possibilité de penser un être sans le définir par son sexe biologique alors que l'on est complètement conditionné à le faire. Ainsi, le personnage d'Ispao peut nous perturber par son aspect non-binaire, non-genré, et vient nous montrer à quel point il est difficile de déconstruire ces catégories si ancrées dans nos sociétés. Là aussi l'écriture d'
Elyse Carré est audacieuse et nous montre en quoi la langue façonne notre lecture du monde et, ici, des êtres sexués.
Ainsi, je conseille grandement la lecture de ce premier roman d'
Elyse Carré, dont je n'entends parler que trop peu, mais qui est, pour moi, une véritable pépite littéraire qui mérite d'être plus amplement connue. J'y retrouve de nombreux sujets qui me tiennent particulièrement à coeur, comme le féminisme, les questions éthiques liées aux progrès technologiques et au transhumanisme, l'histoire de la sorcellerie, la déconstruction des genres et des sexualités, les luttes politiques radicales des années 70 ou encore, et de façon plus surprenante, la place des émotions dans notre monde, et plus particulièrement, celle de la Peur. C'est un roman riche et très bien écrit, que l'on lit avec beaucoup de plaisir. Un régal littéraire qui nous invite avec beaucoup de subtilité à nous poser de nombreuses questions sur la société dans laquelle nous évoluons, et celle vers laquelle on semble aller.