Les premières pages de ce court roman m'ont fait rencontrer une femme coupée du reste du monde, elle vit seule dans une grotte, au milieu d'une forêt.
On ne sait rien d'elle. Même pas son prénom. On ne connaît pas les raisons qui l'ont amenée à cette situation.
Peu à peu, nous commençons à en savoir un peu plus à travers des bribes de son journal que le récit nous partage de temps à autre.
Cela ressemble à un récit post-apocalyptique qui m'a fait penser très vite à
La route, de
Cormac McCarthy, je ne saurais dire pourquoi, sans doute l'idée d'une fuite, d'une raison mystérieuse qui a provoqué l'écroulement du monde six ans auparavant, sans doute l'idée d'une profonde solitude qui étreint le personnage principal, les rares autres personnages qui entreront en scène. Même les bêtes en meute paressent esseulées. le paysage aussi est écrasé par cette solitude inexorable. Ici la particularité tient à l'immobilité qui s'impose dans l'intrigue.
Vivre. Survivre.
Cette femme en effet survit dans un monde devenu autre. Pour survivre elle s'impose une stricte discipline, une radicalité intransigeante dans sa manière d'être, d'agir, agir avec elle-même, mais surtout avec ce qu'elle sait désormais reconnaître comme hostile dans l'environnement qui l'enserre et l'accueille, pas seulement les bêtes, mais aussi les humains, d'autres survivants peut-être comme elle.
« Elle s'est réfugiée dans la nature contre la ville, dans la solitude contre la société, dans l'oubli contre la mémoire. Elle a créé son propre paradis, sa grotte est son ermitage. Recluse dans l'immensité, elle a choisi l'envers du monde. Elle s'est aventurée trop loin des hommes pour revenir. »
Elle parvient désormais à se fondre dans la nature avec harmonie, dans l'écrin d'une forêt en apnée, elle arrive à en distinguer chaque murmure. Cette nature reste néanmoins sans cesse une menace et tel un animal toujours à l'affût, le seul endroit où elle se sent protégée c'est dans sa grotte, perchée dans une falaise difficile d'accès. C'est une histoire qui se déroule après la civilisation des hommes. On comprend vite que cette femme a fui la folie d'un monde révolu, le déchaînement de la violence, les siens aussi peut-être...
Mais un jour une détonation éventre le silence. C'est là que le texte s'ouvre comme une faille pour nous offrir un autre chemin. Plus tard sur le territoire qu'elle a apprivoisé, des traces de passage viennent transgresser l'équilibre qu'elle croyait immuable.
À partir de cet instant, le récit va se déployer dans une intensité dramatique étouffante. Rien ne se passe ou presque. Simplement, l'ordre des jours qu'elle avait réussi à dompter va se dérégler peu à peu...
Progressivement, le récit nous aide à rassembler les pièces de son passé et de ce qui l'a amenée là.
Un roman court, prenant, qui met littéralement tous nos sens en alerte. On est fasciné par ce personnage à la volonté de fer, cette femme solitaire et mystérieuse car sans passé. On admire sa force morale, sa vaillance, son savoir, son ingéniosité mais on sent bien qu'il y a des failles et que les barrières qu'elle a érigées pour laisser derrière elle son histoire sont poreuses...
Le récit alterne entre le dedans (le journal intime) et le dehors. Les courts chapitres rythment efficacement l'histoire écrite d'une plume fluide, sans fioritures. C'est un court roman qui vous happe dès les premières lignes.
En filigrane figure l'idée d'un monde essoufflé, qui s'écroule sous le poids de l'opulence, des besoins sans cesse inassouvis, d'une outrance à la consommation.
La femme paradis condamnée par la survie à une forme de précarité ne serait-elle pas le contrepoint de la vacuité d'un monde qui a perdu sens ?
Les premières pages sont oppressantes et laissent peu d'espace à l'émotion, peu d'espace aussi à l'empathie vers cette femme qui s'impose une discipline éloignée de toute sensibilité.
Pourtant c'est bien une émotion palpable qui m'a cueilli à la toute fin du récit, je l'ai reconnue à la manière qu'avaient les mots brusquement de chercher une respiration, dans la foi irréfutable de cette femme en la vie, en ce qui est vivant et sincère, sa conviction d'être à sa place dans le chant du monde.
L'écriture de
Pierre Chavagné s'appuie sur une plume incroyablement belle, poétique, sobre, cinglante, pour porter la trajectoire de cette femme et bousculer nos certitudes dans le même mouvement.
La femme paradis, c'est cette femme sans concession, d'une violence intense, palpable dans chaque mot, dans chaque geste, qui réinvente un paysage, enchante un univers, imagine un passage dans cette frontière clairement délimitée entre désir et raison, pour échapper irrémédiablement au bruit inutile du monde. Elle est ce pas fragile au bord du vide, tandis que le jour qui commence ressemble à une promesse...
Inutile de vous avouer que ce roman a été pour moi un coup de coeur fulgurant. Une déflagration.
[ Lu dans le cadre de la sélection du prix Cezam 2024 ]