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EAN : 9782330182274
256 pages
Actes Sud (23/08/2023)
3.23/5   32 notes
Résumé :
“ Splach, le moussaillon vient tout juste de s’endormir quand le panneau coulisse et déverse son déluge sur le plancher du carré. Faut voir comme il sursaute, Petit Roux, il se dresse sur les coudes avec la tignasse hérissée et la gueule en sabord. C’est le moment, vocifère Furieuse en dévalant les quatre planches de la descente. ”

Un soir, à la proue du Ghost, un jeune marin s’oppose au reste de l’équipage. Sa mère, Câline, vient de mourir. Et, dans... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (14) Voir plus Ajouter une critique
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Coup de coeur pour ce récit maritime aux allures de conte servi dans une langue tout à fait étonnante, totalement créative, inventive, empruntant à l'argot, aux récits maritimes classiques, à la technique marine, aux expressions que l'auteur tord et déforme à sa guise, aux néologismes surprenants. Cette lecture est une vague rafraichissante et romanesque qui sort des courants battus. J'en suis encore sonnée et éblouie, les orbites en cale sèche à les maintenir grandes ouvertes tant mon admiration fut immense : comment Sylvain Coher a-t-il pu imaginer et écrire tout un livre de la sorte, avec cette plume si singulière, et faire de son livre une magnifique aventure de littérature ? Chaque phrase, lue à voix haute pour ma part, m'a donné l'impression d'une perle trouvée dans une huitre tant chacune d'elles est taillée au cordeau, irisée, subtile, élégante et imprévue. C'est à la fois drôle et poétique, cru et éclatant, suranné et ultra-moderne…

« Nos femelles pissent debout comme les mâles et, comme eux, elles deviennent plus grêles et plus courbes que des clous de taquier. Leurs mouflets sont les gniards de tous, faut avouer que personne à bord s'ennuie assez pour compter les bâtards – à quoi bon, corbleu, puisqu'ils s'éclipsent sans arrêt, le cul à l'air et la morve au pif. Une marmaille chétive élevée au lait de baleine, au bouillon d'algues, au sperme de morue, au sang des sardines que les daronnes égorgent à l'aplomb des becs entrouverts. le goutte-à-goutte fait rougir les babines, il dégouline en sinuant sur les bedons maigrichons, pouah, le Ghost fait le frai et les gosses poussent comme ils peuvent, selon les aléas de la bonne étoile. Chaque nuit qui vient est un anniversaire de plus et nos béquillards ont parfois tout juste la voix qui mue ».

Dans un futur impossible à situer, lointain disons, la mer recouvre désormais toutes les terres depuis l'avènement de « l'Inondoir » durant lequel « toute la flotte contenue dans la terre s'est retrouvée d'un coup sur la terre ». Quelques rares ilots subsistent où vivent les derniers « culs-terreux », des « Pousse-caillloux » désireux de garder jalousement ces derniers arpents de terre, éloignant avec violence toute tentative d'abordage de cette masse grouillante de marins, de claque-dent, de matafs, de Sang-salés, qui survivent comme ils peuvent sur leurs rafiots moisis. Les relations entre Marins, nombreux, et rares Terriens sont très conflictuelles. Précisément tout l'équipage du Ghost a été fait prisonnier par des Terriens et un marin, Blaquet, raconte comment et pourquoi ils sont arrivés ainsi proches des côtes interdites.

Soliloque haut en couleur et courageux dans lequel nous suivons l'histoire d'un jeune marin d'une quinzaine d'années, Petit Roux, qui s'oppose au reste de l'équipage. Sa mère, Câline vient de mourir et, comme avec tous les macchabées, l'équipage désire fissa la manger. Petit Roux défend le corps maternel au péril de sa vie, il lui a fait la promesse de trouver un îlot pour pouvoir l'enterrer dignement, promesse véritable prouesse car il faut alors braver les lois et trahir les siens pour s'approcher de ce jardin interdit et fantasmé. Il s'enfuit avec le cadavre, désormais seul sur les eaux tumultueuses. Et c'est son Odyssée qui est racontée, ses différents périples pour trouver des vivres, changer d'embarcation, embaumer le corps le temps de trouver enfin la terre promise, déjouant la foudre des éléments et la fureur des hommes rencontrés sur son chemin. le Ghost le suivait au loin, voulant punir le fuyard. Ainsi s'est-il retrouvé près des côtes.

Différents sentiments nous assaillent lors de cette lecture. Au-delà du style qui accapare notre attention et qui demande un temps d'adaptation, ce livre nous émeut de par le sentiment de ce gamin pour sa mère qui reste une vraie reine même morte, la relation est pure et magnifique, cette façon qu'a l'enfant de prendre soin d'elle et de l'aider à traverser Le Styx parle au coeur de tout parent.

« Il repousse délicatement le corps de Câline, comme s'il s'excusait du dérangement pour aller pisser par-dessus bord. C'est qu'elle est lourde, foutrebleu, la bidoche est plus dure que le bois qu'on ratisse dans l'écume. Quel fils porte sa mère, l'oeuf ou l'esturgeon ? Et comment oublier la moiteur des étreintes, la volupté des caresses, les sanglots versés aux creux des clavicules ? Comment effacer les ritournelles, soufflées si doucement qu'elles gainaient la flamme au bout de la chandelle ? Passons. Petit Roux la porte à présent, sa reine, il la hisse, la traîne et se redresse pour scruter les coursives. Sa mission est un défi, une bravade à deux algues ».

Dans un second temps, il fait réfléchir, car derrière l'aventure il permet d'imaginer très concrètement quelle pourrait être notre vie, au-delà de l'urgence des enjeux climatiques et la menace de la montée des eaux dont on entend parler à longueur de journée... Oui, certes, nous imaginons les inondations à répétition, les terres ensevelies, oui mais après, bien après ? En poussant le curseur bien loin, ce serait quoi la vie, notamment pour celles et ceux n'ayant pu trouver refuge sur terre ? Ici, comme la référence à la Genèse dans le livre le suggère, le cataclysme diluvien retrouve sa force symbolique intacte. C'est une façon de soulever le voile et de découvrir un monde où la nature seule décide de l'avenir des hommes, un monde sans arbres, sans fleur, sans graine. Sans rivage, sans bord, sans lisière. Juste une étendue d'eau, imaginez. « Un tiers de flotte, deux tiers de ciel »…Un monde gorgé d'eau inhospitalière. Et Sylvain Coher d'imaginer les conditions de vie, la nourriture, la promiscuité, la sauvagerie mais aussi la faune, les vents et les courants de ce monde de l'après. Quelques vestiges de l'ancien monde flottent encore, du plastique notamment qui mettra encore des décennies, voire des siècles, à disparaitre.


Un récit tout droit sortir des flots, et nous lecteur de ressortir de cette lecture le coeur au bord des lèvres, émus et avec une étrange sensation de vertige et de malaise. Chapeau bas Sylvain Coher pour ce texte qui a infusé en moi telles des algues aux racines micellaires prenant possession de mon être. Inoubliable récit, indispensable récit !

« Il faut rendre l'esprit semblable à l'eau, nous inculquait l'Empereur, car l'eau prend toujours la forme des récipients, ronds ou carrés, qui la contiennent ».

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Quand la Terre devient Mer
Une fable éco-marine qui revisite le déluge et ses conséquences

⚓ le fond de l'histoire : un fond au pied marin

Nous sommes en mer, « la Mer-océane », une eau qui recouvre presque totalement la Terre depuis qu'un événement s'est produit, « l'Inondoir » où « toute la flotte contenue dans la terre s'est retrouvée d'un coup sur la terre ».

« Un océan de paix ? Mon cul ». Quelques îlots ont conservé leur tête hors de l'eau sur lesquels vivent les « Pousse-cailloux » qui défendent violemment leur territoire. « Pas de terre sans guerre », aucune entente n'est possible entre marins et terriens, c'est tempétueux, houleux... Tous sont « cruels au-dehors et pires en dedans ».

Au départ du récit, nous sommes à bord d'un « vieux cargo mâté », le Ghost. « Un vieux rafiot guenipeux » où naissent, vivent ou plutôt survivent femmes, enfants, marins. « On compte un mouflet par adulte et encore un autre en rabiot, pour remplacer les ceusses qui calanchent ». Quant aux femmes, comme les hommes, « elles deviennent plus grêles et plus courbes que des clous de taquier ». Nous sommes au « Pays-de-mer », nous sommes « Les Fruits-de-mer  […] on vit toujours penchés comme des virgules, on naît avec une béquille plus brève que l'autre, le cintre en biais et la cheminée coudée pour corriger les idées droites. On vire ou on empanne contre la gîte mais on tient la bulle au zéro du niveau, constamment tiraillés entre l'envie d'avoir vite et le désir d'avoir plus ».

Une dispute éclate opposant un moussaillon, Petit-Roux, et sa mère Câline au reste de l'équipage qui veut son dû, un peu de viande, car Câline vient de mourir. Telle est la loi sur le cargo. « La Loi est dure, mais c'est la Loi ». Bravant les interdits, Petit-Roux décide de s'enfuir afin de mettre sa mère en terre. Ce sera l'odyssée contée dans ce roman.

A travers ce récit, l'auteur évoque les enjeux du changement climatique et de la montée des eaux, les conséquences d'un tel changement avec les conflits et difficultés qui l'accompagnent, les modifications profondes du fonctionnement des vivants sur cette planète. Cela porte à la réflexion, au-delà du plaisir à lire son oeuvre.

Mais si le fond du roman, un conte fantastique offrant plusieurs niveaux de lecture, est déjà une belle découverte, la forme est une prouesse qui emporte le lecteur dans une déferlante de mots qui n'appartiennent qu'à une seule langue, celle de l'auteur.

« Vous êtes toujours là ? Vous aimeriez que j'aille plus vite j'imagine, que je vous torche l'épisode du Ghost en deux coups de cuillère à pot. Et puis quoi ? Ce qui vous intéresse finalement, […] c'est toujours ce qui vient plutôt que ce qui est advenu – à parier que vous couleriez dix navires juste pour savoir si l'onzième flotte. Minute, papillotes, mieux vaut chaperonner ses voiles avant de connaître ce que va faire la brise, comme on dit par ici ».

⚓⚓ La forme du récit : un soliloque dans une langue unique

La narration prend la forme d'une déposition devant le « tribunal de Culs-terreux », celle de Blaquet, « simple gargouillot du Ghost », qu'il « verse tout de gob, le chalut complet » alors qu'il est sommé de s'expliquer par les Pousse-cailloux sur ce qui s'est passé avant « le Sacrilège, l'inqualifiable Profanation de cette pseudo-Terre sainte – un bout de caillou, en vérité, un vulgaire mamelon fait de glaise et de gravillons », « le jardin interdit » où Petit-Roux a posé le pied pour y tenir la promesse murmurée à sa mère, celle de l'enterrer dignement.

Le narrateur s'adresse parfois au lecteur pour le questionner, le prendre à parti. C'est vivant, cela oblige à se rapprocher de quelques pieds, pas trop quand même car « un pied de plus et ça mord ». Vous avez envie de lui livrer vos pensées, mais il ne vous en laisse pas le temps. Il enchaîne aussitôt avec les siennes, abondantes, vous entraînant à la suite de Petit-Roux et Câline tout en vous poussant à la réflexion. Il poursuit son récit au gré des flots, remuants le plus souvent mais sans jamais vous donner la nausée. Au contraire, vous en redemandez.

La langue est vivante, précise, entre argot, langage maritime, jeux de mots et calembours. Elle possède un peu des dialogues d'Audiard, mais à la puissance 10. Les mots et phrases sont manipulés, tournicotés, façonnés, virevoltant comme des feux follets. Car c'est un soliloque un peu déjanté, mais qui se tient tout du long. Une régalade pour l'amoureuse que je suis des mots dans leur usage le plus amusant.

⚓⚓⚓ le mot de la fin...

Standing ovation pour la couverture du livre au format allongé typique des éditions Actes Sud. Car, dans son bel habit, cet ouvrage m'a fait de l'oeil sitôt arrivée à l'étage des romans de ma médiathèque, mis en avant sur un présentoir dès l'entrée ! Elles savent s'y prendre toutes ces médiathècaires pour attraper le poisson :) Mon regard s'est arrêté de suite, « la rétine figée » sur les couleurs et formes émergeant de cet « étraves », mes « grosses loupes de hareng ébahi d'être pris à la ligne, sans le piquant de l'hameçon ni le garrot du trémail qui décolle les branchies ». L'illustration est signée Eyvind Earle, il s'agit de « Fog Light » dont on voit la moitié de l'oeuvre, la partie ouest. Captivante, onirique, c'est un excellent choix de l'auteur, une belle invitation au voyage qu'il propose.

Ce livre est génial, il s'est érigé sur mon chemin comme une évidence et c'est un immense coup de coeur.

C'est à regret que je quitte maintenant Blaquet, les matafs, « la chefferie » et « toutes ces choses qui flottent avec la vieillerie sur les courants marins » ainsi que les Pousse-cailloux afin de retrouver ma Terre avant le déluge. Je reviens dans le passé pour y retrouver mon présent, mais avec cette lecture en plus « flanquée dans la bretelle ». Calot l'artiste, chapeau bas monsieur Coher pour cette performance littéraire. Une lecture inoubliable !

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« Tout sera merrible, merrifiant, merrifique. »

Comme on s'en doutait avec le réchauffement climatique et la fonte des glaces, le niveau des océans a augmenté au point de recouvrir la majeure partie de notre bonne vieille Terre. Les seuls ilots qui subsistent encore, portent des noms étranges comme Alpes, Pyrénées ou Aubrac. Nous sommes comme vous l'avez deviné dans un récit post-apocalyptique où les Pousse-Cailloux défendent leurs derniers bouts de lopins de terre face aux tentatives de débarquements des Fruits de Mer qui se trouvent de plus en plus à l'étroit sur leur vieux rafiots tout rouillés…

Avec Étraves, Sylvain Coher nous livre un roman qui tient à la fois du film Waterworld de Kevin Costner pour son coté déluge apocalyptique et à celui de Soleil Vert tourné par Richard Fleischer pour sa description incroyable d'une société devenue anthropophagique. Sur un monde noyé où les terres ne représentent plus qu'un dixième de la surface, la vie existe et se poursuit vaille que vaille sur des navires transformés en véritable arche de Noé. Promiscuité, misère, famine sont les maîtres mots pour ces marins condamnés à parcourir des océans aussi pollués qu'infestés de pirates.
Notre histoire commence sur le Ghost, un vieux cargo transformé en navire à voiles rapiécées. Petit Roux qui vient de perdre sa mère, se retrouve seul face à un équipage qui veut faire de celle-ci une bouchée dans le sens propre du terme. En effet, quand une personne meurt sur un bateau, les autres le mangent pour changer de la monotonie du menu ichtyophage. C'est pour éviter de voir sa génitrice transformée en « rosbif » que Petit roux décide de s'enfuir avec son cadavre. Il emprunte alors une petite embarcation dans le but de pouvoir l'enterrer dignement sur la terre ferme…Nous allons suivre passionnément cette quête initiatique tout au long des 256 pages que comporte cette novella à la française.

Pour nous conter cette histoire, Sylvain Coher a créé de toute pièce une langue qui sublime sa prose pour la rendre unique et originale. Elle est à la fois un mélange d'argot, de terme marin et de mots inventés à faire pâlir d'envie notre ami Alain Damasio et sa Horde du Contrevent. Comme pour ce dernier, il nous arrive souvent de ne pas tout comprendre mais emporté par la poésie et la sonorité des sons comme des mots, on se laisse bercer voire enrôler par ce talentueux écrivain. On s'embarque avec lui dans un voyage au long cours qui fleure bon les embruns et l'odeur iodée des bords de mer.

On sent que Sylvain Coher aime la mer et celle–ci le lui rend bien. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il faut avoir le pied marin pour apprécier cet artiste mais cela peut s'avérer nécessaire quand il nous ballote dans ces mers souvent tumultueuses où quand il nous emmène au fond des cales de ces rafiots où l'odeur du poisson nous prend aux tripes. Il sait nous repousser dans nos derniers retranchements à la limite d'un imaginaire qui se veut quelques fois onirique. Une lecture qui nous heurte et nous bouscule mais qui ne peut nous laisser indifférent. Un grand merci à notre @HordeDuContrevent pour cette belle découverte collective!!!

« Une porte s'ouvre dans la voûte, par laquelle passent des cheveux argentés et un tiers timide d'aube crue vomie sur la layette. Au réveil, juste après le déluge nocturne, c'est toujours l'ankylose de la barbaque et la salive salée qui gratte au gosier pire qu'une saloperie de paille de fer. La puanteur s'infiltre dans la boiserie des garnitures, elle abreuve les fibres et traverse les vernis à la va comme je te perce. L'odeur charnelle du poste prend toute la gargue et tout le pif jusqu'à racler l'intestin à la spatule. Un bouquet de tombeau, comme un relent d'éperlan – de quoi vous couper la chique à quinze pieds. »
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La mer, la mer, toujours recommencée.
Au début, j'ai craint le pire, m'être de nouveau embarqué dans un mauvais remake de la Horde du Contrevent. Je ne sais pas pourquoi, j'ai senti venir comme une odeur de fumisterie qui remontait de la cambuse jusqu'au pont. Mais non... Ici, point d'épopée remontant le vent à l'envers, ni d'équipage de contre-amiraux prépubères...
Étraves démarre sur une belle idée : un conte écologique, un récit post-apocalyptique qui se déroulerait en pleine mer, à l'endroit qui fut jadis la terre ferme, désormais quasiment recouvert par les océans. Pour vous donner une idée du décor maritime, imaginez quelques sommets de la chaîne des Pyrénées devenus un archipel. Non, je sais, vous n'imaginez pas et pourtant...
Mais qui est le vilain qui a tiré la chasse d'eau ? On ne sait rien des causes de ce qui semble être une apocalypse, une fin du monde ou presque, « une fin de cadran quasi crépusculaire » pour dire les choses ainsi, celle qui nous attend ou attend les prochaines générations, ce n'est pas important, l'auteur Sylvain Coher ne cherche pas à nous entraîner à cet endroit.
Au commencement d'Étraves il y a le déluge, la montée des eaux. La population de la terre s'est répartie entre les pousse-cailloux d'un côté, partis habiter sur les quelques îlots rares qui demeurent encore à la surface, et les fruits-de-mer qui eux vivent sur tout ce qui flotte, bateau, barque, barcasse, reste de bateau, demi-épave, plateformes à la dérive...
« Voici la mer, enfin, vive et vaste de tous bords. »
Étraves, c'est une terrible odyssée sans fin sur des mers qui n'en finissent pas.
Étraves, c'est l'histoire d'un marin assoiffé d'escale à la recherche d'un bout de terre. Nous sommes sur un cargo baptisé Ghost. Déjà le nom... le récit est raconté par Blaquet, le cuistot, quittant parfois son fourneau et ses gamelles graisseuses pour pointer le bout de son nez sur le pont, là où tout se passe. Ou plutôt là où rien ne se passe...
Petit Roux, moussaillon de quinze ans retranché à la proue du cargo, berce dans ses bras Câline qui ne le câlinera plus, sa mère vient de mourir et il lui a fait une promesse, il veut sauver sa dépouille, lui offrir une sépulture au sec, digne de son amour filial, l'enterrer sur un coin de terre qu'elle fertilisera, là où la vie fragile pourrait un jour revenir, sachant que les pousse-cailloux défendent redoutablement l'accès à leurs îlots rocheux, repoussant les tentatives d'escales des fruits-de-mer...
Il n'est pas question pour Petit Roux de céder à la vindicte du reste de l'équipage, de livrer sa mère aux crocs des poissons et autres marsouins voraces qui pullulent la mer. Petit Roux veut s'enfuir pour trouver l'introuvable, quêtant l'innommable, l'escale indicible : un bord de mer échappé de la montée des eaux.
Commence alors ce voyage, qui au tout début du récit a pris à mes yeux l'allure d'un beau cheminement initiatique...
On ne sait rien de cette humanité qui flotte ici où là sur d'autres embarcations à la dérive, ou bien accrochée aux flancs de quelque rocher encore émergé. On ne sait rien de la relation entre ceux qui ont encore une terre sous leurs pieds et ceux qui n'en n'ont plus, avec cette idée d'urgence, celle que tout ce qui flotte est amené progressivement à pourrir, à disparaître , ceux qui vivent sur ces embarcations sont loin d'être des marins aguerris aux choses maritimes, ce sont avant tout des survivants d'un monde en perdition.
À l'heure où le numérique s'est évaporé, il reste encore quelques vieux livres qu'il faut sauver de l'immersion, parfois repêcher, ils deviennent la seule mémoire de l'humanité. J'ai aimé cette belle idée.
Pour raconter cette histoire, Sylvain Coher a convoqué une langue inventée, inventive, à la fois sophistiquée sans l'être, pétrie de navigation et de langage populaire, désuète, argotique, se nourrissant de la poésie des embruns et des lointains horizons.
Parfois je ne comprenais pas un mot, ce n'était pas important, il y avait une sonorité un peu comme lorsqu'il vous arrive de dormir près d'un port et que vous entendez venir à vous le bruit du vent cognant contre l'accastillage des embarcations...
Mais voilà ! Je me senti bien seul dans cette lecture, un peu en perdition pour tout vous avouer, même si un équipage de fidèles moussaillons était bien présent à mes côtés dans cette lecture commune.
C'est une atmosphère glauque, sombre, humide, nauséeuse.
De cette lecture, j'en ai encore les poulies qui grincent, les agrès branlants. Ai-je aimé ce livre ?
La quête de Petit Roux et de sa mère Câline qui se décompose dans ces bras est une belle quête, mais demeure une quête sans véritable histoire où s'accrocher comme un naufragé vissé à sa barque ou à son caillou. C'est à se demander si la vraie histoire n'est pas cette langue sortie de nulle part sauf de l'imaginaire de l'écrivain, mais une fois le procédé littéraire apprécié, l'exercice de style salué, que reste-t-il ?
Ici j'ai reçu des seaux et des serpillières, je me suis accroché à l'esquif, j'ai tenté de tenir le cap. Ici j'ai failli pourrir de la tige dans ce vase non pas trop rempli d'océans mais de mots.
Étraves, c'est une plume qui tangue, une écriture au service d'une ambiance et non d'une histoire. À l'inverse d'un auteur comme Céline par exemple... Pour cette raison, cette lecture ne fut pas la mer à boire.
Et si Sylvain Coher m'avait mené en bateau ?
Un grand merci à Doriane (@Yaena), Nico (@Nicola), Pat (@Patlancien) et Sandrine (@HundredDreams), pour cette lecture commune inspirante qui a parfois davantage ressemblé au radeau de la Méduse. Merci à Chrystèle (@HordeDuContrevent) pour la découverte de ce récit et de son auteur. Allez voir son merveilleux billet dithyrambique !
Non content d'avoir été rincé par les multiples tangages de cette lecture, je file découvrir Nord-Nord-Ouest du même auteur.
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Étraves est un livre un peu particulier. Un conte écologique post-apocalyptique qui se déroule en pleine mer. Enfin pour être exact tout se déroule en pleine mer étant donné que désormais les bandes de terre sont quasi inexistantes. On pourrait donc penser que les enjeux climatiques sont au coeur du récit et pourtant non. Ils sont là en arrière plan, accusateurs, mais il est trop tard alors à quoi bon ? Je dirai plutôt que l'auteur zoom en gros plan sur la nature humaine : jusqu'où l'homme est-il prêt à aller pour survivre ? Est-il encore capable d'avoir d'autres objectifs que cette survie ?

Une réflexion sur la nature humaine qui donne la nausée. Au sens propre parce que je n'ai pas le pied marin, j'ai donc été bringuebalée de bâbord à tribord et de la proue à la poupe en passant par toutes les diagonales possibles et inimaginables. Non ce n'est pas le livre qui tangue c'est la plume. Une drôle de plume ! L'écriture est surprenante, elle mêle argot, vocabulaire de marins, jeux de mot (la mer-supérieure), néologismes, et vocabulaire de niche vraiment peu usité. Pour autant, et c'est assez surprenant, pas besoin du dictionnaire, inutile de chercher à décortiquer chaque mot. L'écriture porte le lecteur et le berce, tout est compréhensible, le sens ne se dérobe pas et c'est à la fois étonnant et envoûtant.

On attrapera même au passage de nombreuses références : mythologiques, bibliques, littéraires (la ballade des pendus par exemple) … C'est la plume qui fait tout. Elle tient le récit, elle tient le lecteur et c'est bien là mon souci. Aussi belle soit-elle l'écriture est seule, elle n'est pas portée par l'histoire, laquelle s'enlise, se noie, tangue et me donne la nausée. Il ne se passe pas grand-chose, rien à quoi me raccrocher tandis que les mots roulent, claquent, bousculent, chahutent. Des vagues de mots qui me malmènent et pas de concret à quoi me raccrocher.

Je suis comme ce peuple devenu possession de la mer, sans avenir, sans repère de temps, de lieu, d'espace. L'ambiance est sombre, poisseuse. Les marins ne sont jamais au sec, moi non plus. J'essuie vague sur vague dans le roulis des mots, je suis malmenée par cette ambiance oppressante et inconfortable. C'est sombre et cruel. Elle m'oppresse cette mer inhospitalière, il m'accule ce bateau cercueil qui n'offre jamais le moindre réconfort. Ça sent mauvais, c'est moche, c'est constamment humide, c'est froid, ce n'est même plus de la survie, c'est de la souffrance en attendant la mort.

Battue par les vents, battue par les flots, battue par les mots je lis lentement, je n'avance pas, l'histoire n'avance pas. Combien de vagues de mots encore avant de retrouver un peu de chaleur ? Je sors finalement de ma lecture indécise. L'écriture est belle, très belle mais je l'aurais voulu au service d'une histoire pas d'une ambiance. Surtout cette ambiance. Je suis frustrée par cette écriture et ses possibles.
La dernière page tournée je cours vers le plancher des vaches aussi loin que possible du rivage. Il me faut un thé et un gros, très gros morceau de chocolat !

Heureusement je n'étais pas seule, le reste de l'équipage s'est fait malmener par les vents lui aussi. Merci à Sandrine, berni, Nico, Pat pour cette LC constructive et à Chrystèle pour la découverte.
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critiques presse (2)
SudOuestPresse
23 octobre 2023
Dans une langue inventive et tumultueuse, Sylvain Coher raconte un marin à la recherche d’un bout de terre dans un monde recouvert par les océans.
Lire la critique sur le site : SudOuestPresse
LeFigaro
28 septembre 2023
Tout au long de 250 pages pleines de folie, d’odeur de fraîchin, et de ressac, nous suivons les tribulations de Petit Roux, un apprentin martin de 15 ans.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (11) Voir plus Ajouter une citation
Ça fait un bail que la Mer-océane a brisé ses chaînes et, depuis lors, Mirovia s'épanche pire qu'une larme sur l'ongle d'un pouce. Vous autres, Pousse-cailloux, vous avez crapahuté en catastrophe sur vos abris côtiers en nous abandonnant ce qui barbotait à l'entour. Et pour peu que le niveau grimpe encore, croyez-moi, pour rien au monde je troquerai le Ghost contre un cadastre de quatre sous.
Quant à savoir pourquoi toute la flotte contenue dans la terre s'est retrouvée d'un coup sur la terre, ça reste un sacré mystère et chacun y va de sa marotte, de son crobard et de ses aïeux.
C'est comme ça depuis que la coquille s'est craquelée, depuis qu'elle a rendu les eaux, la garce rincée par les cataractes. Depuis qu'elle s'est laissée submerger, anéantir en moins de deux, noyer sous le poids des fluides qu'elle couvait comme une cloque trop tendue, un abcès à solder. D'une portée à l'autre, on se refait l'histoire comme si on en était encore à se demander où ça montera. On échafaude, on brode en point de bouclette pour se punir comme on peut et quand on disserte de l'Inondoir, les ceusses qui geignaient se mettent à branler du chef comme les otaries des eaux froides. Orphelins flottants, on cultive les hypothèses et la repentance. On vaut moins que rien et pire que tout – rarement mieux.
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Nos femelles pissent debout comme les mâles et, comme eux, elles deviennent plus grêles et plus courbes que des clous de taquier. Leurs mouflets sont les gniards de tous, faut avouer que personne à bord s’ennuie assez pour compter les bâtards – à quoi bon, corbleu, puisqu’ils s’éclipsent sans arrêt, le cul à l’air et la morve au pif. Une marmaille chétive élevée au lait de baleine, au bouillon d’algues, au sperme de morue, au sang des sardines que les daronnes égorgent à l’aplomb des becs entrouverts. Le goutte-à-goutte fait rougir les babines, il dégouline en sinuant sur les bedons maigrichons, pouah, le Ghost fait le frai et les gosses poussent comme ils peuvent, selon les aléas de la bonne étoile. Chaque nuit qui vient est un anniversaire de plus et nos béquillards ont parfois tout juste la voix qui mue
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Le joli mot viande aiguillonne le gosier mieux qu'une toux sans glaires et le joli mot viande génère un vrai tourbillon de salive qu'on déglutit en petits glaviots mous. Faut bien se faire les bajoues, tenez, car depuis la dernière sucée, depuis la première perle carminée volée au téton maternel, on pense plus qu'à ça. La vider proprement des viscères puants et bien faire sécher la viande, selon la procédure ad hoc, embosser le sang fouetté dans un boyau rincé à l'eau salée et puis racler le cuir, les élastiques nerveux et le gras inutile, découper des lanières assez fines, les couvrir de sel et les offrir au vent-brûlant pour que le maigre puisse durer ce qu'il faut. De fins festons qu'on laisse fondre sous la glotte, en plissant les paupières.
Un vrai frisson d'extase.
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Petit Roux s'accroche à l'esquif en tenant son cap au cordeau, en s'appliquant à faire passer par-derrière ce qui vient par-devant. Il devine les prémisses du cordon brumeux, la rognure d'ongle arquée vers l'est et les bigleux peinent à mettre les gris dans le bon ordre. Gris céleste ou gris maritime, c'est moitié-moitié mais à partir d'où ? L'horizon est sapé d'un suaire plus cradingue que les serpillières qui nous saucissonnent aux banettes des dortoirs.
Voici la mer, enfin, vive et vaste de tous bords, récite Petit Roux en lyrisant bizarrement. Voici la mer où remuent, innombrables, des animaux petits et grands, déclame-t-il encore, alors qu'un premier splach retenti au droit de l'étrave.
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On s'observe sous cape, la pupille posée sur l’œilleton ou plantée dans les cernes en coussins de bourre que les cils époussettent. On jurerait qu'on va bondir alors qu'on reste parfaitement immobiles et la brise soulève les haillons de nos râbles, mamelles amollies, ombilics noirs comme des culs, tattoos fanés et cicatrices ourlées au crin épais - et je vous passe les ecchymoses sur nos galuchats de maquereaux.
Faut faire avec puisque la mer nous cuivre, puisqu'elle boucane nos guenilles au compte-gouttes et puisque la fleur de poisse s'épanouit tandis qu'on pourrit de la tige, nous autres, dans notre vase trop rempli.
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Vidéo de Sylvain Coher
Revivez notre journée de présentation de la rentrée littéraire à La Scala et découvrez les romans français qui paraissent cet automne !
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0:00:15 Introduction 0:01:02 Clément Camar-Mercier 0:11:47 Yasmine Chami 0:22:56 Sylvain Coher 0:33:49 Lyonel Trouillot 0:44:09 Clara Arnaud 0:55:03 Loïc Merle 1:06:13 Mathias Enard
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Plus d'informations sur notre rentrée française : https://rentree.actes-sud.fr/ #rentréelittéraire #litteratureetrangere
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