Les romans décrivant le monde du travail, ses rouages implacables, les douleurs innombrables engendrées par les fermetures de sites, les restructurations à répétition, se multiplient dans la littérature française. C'est un signe de vitalité et de lucidité. Dans ce courant de la description sociale et aussi sociologique s'inscrit le roman de
Thomas Coppey ,
Potentiel du sinistre, d'ores et déjà très prometteur .
Chanard, le personnage principal du roman est ingénieur financier .Il est dynamique, professionnel, compétent dans sa spécialité ;il ne manque donc pas l'entretien d'embauche du Groupe . C'est ainsi que se nomme l'entreprise qui va l'employer, comme pour en souligner le caractère anonyme et substituable. Chanard est marié à Cécile qui travaille pour la Société , autre nom générique donné à son employeur . Les collègues présentés à Chanard dès sa prise de fonction, correspondent grosso modo à des archétypes de comportements :
Il y a Marwani, le recruteur ,Vauthier ,réalisateur des modèles de prévision et de restructuration , collègue célibataire et fragilisé par ce statut de solitaire, Préville , soutien technique des courtiers et des traders , et
De Beer , polyvalente , et unique femme dans ce groupe . Très vite , Chanard s'impose comme un leader, un cadre supérieur aux compétences affirmées . Il est promis à un développement rapide et entre , après deux ans de présence , dans la catégorie des Talents , dont l'appartenance est très recherchée, valorisante, synonyme d'une ascension vers les sommets de la réussite . Chanard, après avoir assimilé la logomachie managériale, va intérioriser son cynisme en mettant au point , avec son équipe , un nouveau produit financier : les Cats-Bonds, obligations de catastrophes , produit destinés à couvrir les risques de catastrophes naturelles par des montages financiers spéculatifs et comportant des taux extrêmement rémunérateurs … Ainsi est évalué le
potentiel du sinistre, d'où le titre de l'ouvrage .
Il y a , tout au long du roman de
Thomas Coppey , toute une dissection des notions du management moderne , toute une radiographie de son vocabulaire . Ces observations , toujours pertinentes , aboutissent par exemple à dénoncer l'utilisation des indicateurs de performance , qui , sous couvert d'efficacité , transforment les salariés en mouchards : « Jusqu'à douze personnes , managers, collègues, et interlocuteurs directs envoient en ligne leurs commentaires écrits ou leurs réponses à des questions , concernant l'employé évalué .L'employé y répond aussi . »
A l'occasion de la mise au point de son produit , qui mise sur la survenance du pire , ce qui émeut un peu Chanard , ce dernier constate que cela n'effraie nullement les milieux dirigeants du Groupe « Il (Chanard) sait que certains groupes réfléchissent déjà à une façon de renverser l'euro . Il comprend la part ludique du projet , certains vivent dans l'abstraction, c'est pure folie . »
Cette conduite , qui amène Chanard , vers toujours plus d'implication, c'est-à-dire toujours plus de sacrifices , d'heures de travail le week-end, de vacances écourtées , le conduit , très progressivement , à une remise en cause du bien-fondé de ces impératifs managériaux . A l'occasion du départ de son épouse de la Société , pour cause de mise au placard après son retour de maternité , et surtout après le licenciement de son collègue Vauthier , convaincu de sous-performance continue par ses employeurs , Chanard prend ses distances avec le Groupe . Il bénéficie d'un congé de maladie et entreprend d'entre dans la Structure , qui lui fait entrevoir un mieux-être, une santé mentale recouvrée s'il accepte de recourir à ses services .
On pressentira , peut-être, l'échec du personnage à s'affranchir des structures , des organisations, tant professionnelles que médicales .Il semble définitivement dépendant mais recouvre aux yeux du lecteur quelque humanité . Ce roman, bien construit , est écrit au style indirect , intégralement descriptif . Il n'y figure aucun dialogue direct entre les personnages, ces derniers étant intégralement rapportés .Cela n'enlève rien à l'intérêt du récit , dévastateur dans son efficacité , et résonnant comme un avertissement sans frais .Ce premier roman est largement réussi , il nous engage vers des pistes dont l'exploration doit être systématisée .