Certes, nous savons que nos philosophes iraniens sont les contemporains éternels de nos platoniciens hermétistes de la Renaissance, de cet hermétisme religieux, dont l’essor annonciateur de tant de promesses fut brisé, en Europe, par les calamités de la guerre de Trente ans. Mais quelque chose d’impérissable est resté. Parce que l’Iran fut la patrie des philosophes et des poètes, je terminerai notre entretien en évoquant les célèbres Élégies de l’un des plus grands poètes contemporains de langue allemande : Rainer-Maria Rilke. Parce que ses Élégies, qu’il a lui-même commentées dans une correspondance aux richesses inépuisables, formulent exactement, littéralement, ce que nous venons d’essayer de dire, et parce que le rôle de l’Ange est essentiel dans ces Élégies. Notre tâche en ce monde, explique-t-il, « est d’imprimer en nous cette terre provisoire et caduque, si profondément, si douloureusement et si passionnément que son essence ressuscite invisible en nous. » Il faut que s’opère « une transfiguration intime et durable du Visible en Invisible, en une réalité qui n’ait plus besoin d’être visible ni tangible », et c’est pourquoi l’ange tient une si grande place dans les Élégies : parce qu’il est « la créature chez qui la transformation du Visible en Invisible apparaît déjà accomplie. »
Et comme s’il avait prévu ce qu’Avicenne, Sohravardî, Mollâ Sadrâ, feraient dire à son tour à leur interprète, Rilke précise que « l’ange des Élégies n’a rien à voir avec l’ange du ciel chrétien, (mais) plutôt avec les figures d’anges de l’Islam ». A l’exemple d’Ibn ‘Arabî racontant ses pénétrations dans le mundus imaginalis, Rilke écrit ceci : « Pour l’ange des Élégies, toutes les tours, tous les palais passés sont existants, parce que depuis longtemps invisibles, bien qu’encore pour nous matériellement présents. L’Ange des Élégies est le garant du plus haut degré de réalité de l’invisible ». Ce garant, tel est bien aussi l’Ange-Esprit Saint, l’ « Archange empourpré » des récits de Sohravardî. Ceux qui en ont entrevu le sens, feront leurs ces lignes de Rilke : « Nous sommes, nous, les transformateurs de la Terre ; toute notre existence, les vols et les chutes de notre amour, nous qualifie pour cette tâche à côté de laquelle il n’en est aucune, essentiellement, qui tienne. »
N’est pas là exactement ce que veut dire le Shaykh Tabâtabâ’î, lorsqu’il parle de l’homme comme d’un « atelier à produire de l’invisible, du transcendant » ? (pp. 136-137)
Qu'Est-ce que le chiisme, par Henry Corbin.