J'enchaine mes lectures de Cozarinsky. Lui-meme a enchaine avec ce livre ses ecrits sur l'exil des juifs d'Europe de l'Est. Mais ici il est plutot question d'enracinement. Les essais d'enracinement de ces juifs en Argentine. Des essais de toutes sortes. Pas toujours complementaires, mais parfois dans des directions contradictoires, voire hostiles les unes aux autres.
Par le truchement de recherches que poursuit un etudiant de lettres, Cozarinsky se penche sur le theatre yiddish qui fleurit a Buenos Aires dans les annees 20 du siecle dernier. Yiddish, ce theatre l'est par la langue utilisee, mais les themes sont ancres dans la realite du pays d'accueil. Une des pieces qui ont eu le plus de succes (inventee par Cozarinsky, cela s'entend) est El rufian moldavo, portant sur un "rufian" (comme on designait les proxenetes) qui finit par s'amender et se muer en honnete homme par amour. Une mise en scene avec force chants et dances, qui passent de la tradition klezmer a des tangos, des violons au bandoneon.
Cozarinsky fait de la litterature, une oeuvre de fiction qui se penche sur les differentes facettes de l'enracinement, de l'adaptation au nouveau pays: d'un cote un essai culturel nourri de traditions importees, de nostalgie, tout en les renovant, les acclimatant, pour produire quelque chose de radicalement original; d'un autre l'epanouissement (temporel lui aussi, heureusement) d'une organisation tenebreuse, la Zwi Migdal, qui sous couvert de "secours mutuel" etait devenue une des plus importantes structures de "traite de blanches" du pays.
Une oeuvre de fiction qui brode sur un passe reel. Cozarinsky nous met en garde des le debut: "On n'invente pas des histoires, on en herite. Il est dangereux d'inventer des histoires. Si elles sont bonnes, elles finissent par devenir reelles, au bout d'un certain temps elles se transmettent, et alors peu importe qu'elles aient ete inventees, car il y aura toujours quelqu'un pour les avoir vecues". Alors, tout en assumant les heterogenes, les discordants passes de cette communaute dont il descend, il nous fait apprecier particulierement un joueur de bandoneon, Samuel Warshauer, qui arrive a extraire une jeune iimmigrante illetree de ses souteneurs. Et dans un chapitre qui casse un peu avec le reste du recit, il introduit son fils, Maxi Warshauer, qui s'amourache a Paris d'une prostituee et finit par poignarder son mec.
Tout cela nage dans des airs de bandoneon, dans des melodies de milongas et des pas de tango. C'est le debut du tango. Dans les bas-fonds de la ville, ou se produisent aussi des musiciens juifs qui ont troque le violon qu'ils avaient amene de loin pour cette espece de soufflet, d'accordeon nain.
Comme avec La fiancee d'Odessa, Cozarinsky m'a charme. Ce livre aussi decline sa maniere, si particuliere, de s'approprier un heritage culturel; de chercher, non une verite absolue, mais le memorial qui celebre, sans cacher la faute qui ternit; de chercher une redemption, sans pour cela absoudre le passe.
Et c'est, bien sur, surtout son ecriture qui m'a charme. De nouveau. Ah oui, Cozarinsky est une belle plume! Meme dans la traduction que j'ai lu, faute de trouver la v.o.!
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Si elles sont bonnes, elle finissent par devenir réelles, au bout d’un certains temps elles se transmettent, et alors peu importe qu’elles aient été inventées, car il y aura toujours quelqu’un pour les avoirs vécues
Edgardo Cozarinsky .Librairie El Salón del libro 21 rue des Fossés Saint-Jacques Paris 5e www.salondellibro.fr